On nous répète que l’angoisse serait un déséquilibre chimique à corriger comprimé après comprimé.

Regardons autrement : l’angoisse n’est pas qu’une expérience intime, c’est aussi un terrain d’incitations économiques.

Pas besoin d’imaginer des conspirations : un enchaînement de règles, d’habitudes cliniques, de processus industriels et de comportements de marché peut transformer un signal humain (la peur) en flux récurrents de prescriptions.

L’enjeu n’est pas de diaboliser les médicaments (ils sauvent et soulagent), mais de distinguer ce qui relève de pratiques sanctionnées de ce qui découle de dynamiques légales mais discutables, et de clarifier où se loge la valeur.

Lecture rapide | Sommaire

La pompe à recettes

Imaginez une pompe qui tourne grâce à un filet continu d’angoisse.

  • Trop faible : pas de débit.
  • Trop fort : scandales, régulateurs.

Le réglage optimal, économiquement parlant, n’est ni la disparition de l’angoisse (plus de marché), ni l’explosion (risques juridiques), mais la chronicisation gérable :

  • Suffisamment fréquente pour justifier des millions de traitements,
  • Suffisamment prolongée pour devenir d’entretien,
  • et suffisamment banalisée pour qu’on ne remette pas en cause les environnements qui la produisent.

Repères et ordres de grandeur (pour éviter les intuitions)

Tendances internationales

Les données comparatives de l’OCDE montrent une hausse d’environ 50 % de la consommation d’antidépresseurs entre 2011 et 2021 dans les pays membres, avec un nouveau palier à la fin des années 2010.

C’est un marché de volume, alimenté à la fois par la durée des traitements et l’élargissement des indications (notamment les troubles anxieux traités par ISRS/SNRI).

France : usages persistants des anxiolytiques

En France, la HAS et l’ANSM rappellent que les benzodiazépines anxiolytiques doivent être courtes (semaines), à dose minimale, avec plan de sortie.

Dans la pratique, des renouvellements au long cours persistent, exposant à des risques connus (chutes, troubles de mémoire, accidents de la route). Les autorités sanitaires publient régulièrement des mises au point et des outils d’aide à l’arrêt.

Marchés « voisins » très rémunérateurs

Les anxiolytiques historiques sont majoritairement génériqués.

La rentabilité s’est déplacée vers des classes adjacentes :

  • Certains antidépresseurs (ISRS/SNRI) pour troubles anxieux,
  • Gabapentinoïdes (ex. prégabaline),
  • Formes XR/LP ; ou associations.

Des produits comme duloxétine (Cymbalta®) ou prégabaline (Lyrica®) ont représenté, à leur apogée, plusieurs milliards de dollars par an.

Causalité ≠ corrélation : ce que disent (et ne disent pas) les courbes

Il serait abusif d’inférer de la seule hausse des prescriptions que l’industrie a fabriqué la demande. Plusieurs facteurs non commerciaux expliquent aussi la montée :

  • Meilleure reconnaissance des troubles (dépistage, moindre stigma).
  • Transfert d’indication (ISRS/SNRI utilisés pour TAG, TOC, ESPT, etc.).
  • Recommandations qui, pour certains profils, prolongent la durée pour prévenir les rechutes.
  • Chocs sociétaux (crises économiques, pandémie) qui augmentent le besoin réel.

L’économie éclaire la part incitative du système, pas toute l’histoire, et la clinique reste au centre. Les médicaments sont utiles. La question est où, combien de temps, et avec quel accompagnement.

Comment l’angoisse devient un modèle d’affaires (légal, le plus souvent)

Chronicisation : transformer l’aigu en entretien

Clinique

  • Prolonger se justifie parfois (prévenir rechute).
  • Système : sans plan d’arrêt dès le départ, les traitements glissent vers le “on continue par inertie”.

À l’échelle populationnelle, cela crée une rente récurrente : stocks de patients sous traitement + flux d’entrants.

Des essais récents montrent pourtant qu’une déprescription est possible pour une part des patients, à condition d’un suivi organisé (médecin traitant, paliers, information sur les symptômes de sevrage).

Extension d’indications & voisinage des troubles

Beaucoup de molécules voient leur champ d’usage s’étendre (douleur, anxiété généralisée, somatisations).

Les gabapentinoïdes ont ainsi gagné du terrain avant d’être ré-encadrés face aux signaux de mésusage/dépendance dans plusieurs pays (dont la France).

Légal, mais questionnable quand l’extension dépasse la qualité de preuve.

Marketing direct au public (là où c’est permis) et disease awareness

La publicité directe au consommateur des médicaments sur ordonnance est interdite en UE mais autorisée aux États-Unis, où elle influence la prescription (études avec patients standardisés).

Partout, existent des campagnes disease awareness (information sur une maladie) qui contournent parfois la ligne rouge en créant une demande informée.

Management du cycle de vie

Nouvelles formes XR/LP, isomères, combinaisons, switchs de molécules proches. Tout ce qui prolonge la semi-exclusivité commerciale après brevet.

Légal et courant, mais pas toujours synonyme de bénéfice clinique supplémentaire.

Pratiques problématiques : distinguer le pénal du structurel

Ce qui a été sanctionné (cas documentés)

  • Promotions hors AMM : plusieurs laboratoires ont été condamnés pour avoir promu des usages non autorisés (ex. Neurontin®/gabapentine – Seroquel®/quétiapine).
  • Antitrust / pay-for-delay : accords retardant l’arrivée de génériques.

Ces cas illustrent des dérives. Elles ne résument pas le secteur, mais confirment que les incitations existent, et que les régulateurs doivent rester vigilants.

Ce qui est légal mais interroge

  • Durées de traitement qui s’allongent sans revues régulières.
  • Extensions d’usage dans des zones où la balance bénéfices/risques est modeste.
  • Awareness sponsorisée qui floute la frontière entre information sanitaire et création de marché.

Ici, la politique de santé (rémunération du temps clinique, formation, indicateurs de qualité) pèse autant que l’industrie.

Les boucles iatrogènes : quand le pansement piège le patient

Benzodiazépines : efficacité courte, coûts longs

Très utiles à court terme, les benzodiazépines voient leur balance se dégrader en usage prolongé (dépendance, chutes, cognition, conduite).

Les autorités françaises rappellent les durées limitées, le tapering progressif, et les alternatives. L’inertie de renouvellement entretient pourtant un fond de cuve de prescriptions.

Gabapentinoïdes : un angle mort devenu visible

Prégabaline (autorisée pour le TAG en Europe) a connu une montée des signalements d’abus/dépendance.

Les encadrements (ordonnances sécurisées, addictovigilance) ont été renforcés. Ce chevauchement douleur – anxiété brouille les lignes entre soulagement légitime, usage de confort et mésusage.

Antidépresseurs dans les troubles anxieux : oui, mais…

Les ISRS/SNRI ont une efficacité sur de nombreux troubles anxieux. Le problème survient à l’arrêt :

  • Symptômes de sevrage chez une fraction non négligeable,
  • Rechutes possibles.

Des programmes de soins primaires montrent qu’un accompagnement structuré (paliers lents, psychoéducation, accès téléphonique) permet à une partie des patients de réduire/arrêter en sécurité.

Cela demande du temps clinique – souvent mal rémunéré – et une coordination qui ne rapporte rien alors que le renouvellement est simple.

Effets psychologiques, affectifs et sociaux du modèle tout renouvelable

Psychologie : la culpabilité chimique

Quand la norme implicite devient : « ne pas être traité = imprudence », on culpabilise celles et ceux qui voudraient réduire à bon escient. On court-circuite aussi le sens potentiel de l’angoisse (signal d’alerte sur l’environnement).

Affectif : externaliser l’ajustement

Le soulagement pharmacologique est précieux. Mais, en réflexe systématique, il peut appauvrir les répertoires d’ajustement (négociation, limites, entraide, changements organisationnels).

Social : hiérarchies d’accès

Les plus favorisés obtiennent psychothérapies et aménagements. D’autres obtiennent surtout des renouvellements. À trouble équivalent, horizons différents.

Objections utiles (et réponses nuancées)

Les médicaments sauvent des vies, c’est vrai

Les médicaments stabilisent des états sévères et réduisent des risques (suicide, décompensation). L’article ne prône aucune anti-médicalisation. Il plaide pour planifier, réévaluer, déprescrire quand c’est pertinent, et financer le temps nécessaire.

La hausse des prescriptions reflète aussi une meilleure reconnaissance. Vrai aussi…

C’est une partie de l’explication. Mais si les revues de traitement sont peu incitées/financées, l’inertie alimente mécaniquement la chronicisation.

L’arrêt est cliniquement complexe, pas qu’économique. Encore vrai

Sevrages, rechutes, comorbidités. Il faut compétence et temps. D’où cette proposition : rémunérer la revue périodique et la déprescription (au lieu de ne payer que l’acte de renouvellement).

Que faire maintenant ? (cliniciens, décideurs, patients)

Cliniciens : check-list pragmatique

  • Poser la durée-cible dès l’initiation, avec critères de poursuite/réduction.
  • Programmer une revue (ex. à 6–12 semaines puis à 6 mois).
  • Informer sur les symptômes de sevrage possibles, et proposer un tapering lent si réduction.
  • Documenter alternatives/compléments (TCC/ACT, hygiène du sommeil, activité physique, gestion caféine/alcool, résolution de problèmes).
  • Rechercher les causes (travail, sécurité, deuil, précarité) et coordonner si besoin.

Décideurs : les leviers structurels

  • Financer le temps clinique de revue/déprescription (forfaits, ROSP, indicateurs qualité).
  • Encadrer les campagnes disease awareness sponsorisées (transparence).
  • Maintenir l’interdiction UE de publicité directe au public pour les Rx. Surveiller la publicité déguisée via plateformes.
  • Ouvrir l’accès aux psychothérapies validées (remboursement, guichets de première ligne).
  • Produire et publier des indicateurs (durées moyennes, revues effectuées, taux de réduction).

Patients : une boussole simple

  • Ne jamais arrêter seul ; demander un plan gradué (paliers, rythme, signes d’alerte).
  • Mettre à l’agenda une revue périodique (« on en reparle dans X semaines »).
  • Demander l’option non pharmacologique en complément (et pas « à la place » s’il y a une indication forte).
  • Traquer le sens : que dit l’angoisse sur votre situation ? Si l’environnement est toxique, ne pas tout internaliser.

Que faire avant de renouveler / arrêter ? Mémo par acteur

Objectif : décider avec méthode, limiter l’inertie de renouvellement et sécuriser un éventuel arrêt.

  • Patient
    Avant renouvellement
    • Demander une revue des symptômes & des effets indésirables
    • Clarifier objectifs, bénéfices/risques, alternatives (TCC/ACT, sommeil, activité)
    • Vérifier interactions (alcool, caféine, autres médicaments)
    Avant arrêt / réduction
    • Obtenir un plan écrit de “tapering” (paliers & rythme)
    • Savoir différencier sevrage vs rechute
    • Fixer un point de contact & un RDV de suivi
    Outils / repères
    • Journal GAD-7 / PHQ-9 (auto-suivi)
    • France : 3114 en cas de crise suicidaire
  • Médecin traitant
    Avant renouvellement
    • Réévaluer l’indication, la dose & la durée (BZD < 2–4 sem.)
    • Dépister comorbidités / facteurs contextuels
    • Proposer compléments non pharmacologiques (TCC/ACT, hygiène du sommeil)
    Avant arrêt / réduction
    • Co-construire un tapering personnalisé
    • Psychoéducation au sevrage, plan de suivi (toutes 2–4 sem.)
    • Activer les relais (psy, ressources locales)
    Outils / repères
    • Guides HAS / ANSM
    • Échelles GAD-7, PDSS
    • Plan écrit remis au patient
  • Psychiatre / Psychologue (TCC/ACT)
    Avant renouvellement
    • Revalider le diagnostic (TAG, panique, ESPT, TOC, etc.)
    • Mettre en place un plan combiné (exposition/ACT + traitement)
    Avant arrêt / réduction
    • Choisir un timing stable (éviter périodes à haut stress)
    • Protocoles d’exposition graduée & prévention de rechute
    Outils / repères
    • Protocoles TCC/ACT
    • Fiches de psychoéducation patient
  • Pharmacien
    Avant renouvellement
    • Vérifier duplications / interactions
    • Rappeler les durées BZD & conduite à tenir
    Avant arrêt / réduction
    • Conseiller formes / paliers adaptés au tapering
    • Orienter si symptômes sévères de sevrage
    Outils / repères
    • Notes ANSM, dossier pharmaceutique
  • Décideur / Manager (santé publique, établissements)
    Avant renouvellement
    • Financer la revue de traitement (ROSP/forfaits)
    • Améliorer l’accès aux psychothérapies validées
    Avant arrêt / réduction
    • Forfaits de déprescription, formation au tapering
    • Suivre des indicateurs (durées, revues, taux de réduction)
    Outils / repères
    • Politiques HAS/ANSM, OCDE
    • Interdiction UE de la pub Rx grand public
Rappel : ne jamais arrêter un psychotrope sans avis médical. Ce mémo n’est pas un avis médical.

La métaphore de la ville aux bouches d’égout

La ville a des bouches d’égout pour évacuer la pluie.

Si on bétonne sans repenser l’écoulement, chaque averse crée une crue. L’angoisse, c’est la pluie. Nos environnements (travail, logement, sécurité) sont le béton, et les médicaments, les égouts qui évitent la noyade en attendant la prochaine averse.

Alors, soigner, oui, mais aussi désimperméabiliser la ville, et réaménager les causes.

Quand consulter (quand même)

  • Si l’angoisse coupe le travail, les études, le sommeil, la relation,
  • S’il y a idées suicidaires ou symptômes physiques sévères, consultez rapidement
  • (médecin ; urgences ; en France, 3114 pour la crise suicidaire, 112 ou 15 selon la situation).

Les médicaments sauvent et stabilisent. La question n’est pas “pour ou contre”, mais où et comment s’en servir sans enfermer.

Réparer l’écosystème, pas seulement gérer le symptôme

L’angoisse est une alarme, pas seulement une cible pharmacologique.

Tant que nos systèmes rémunéreront mieux le renouvellement que la réévaluation, tant que la déprescription restera non financée, l’économie de l’angoisse restera prospère.

La voie adulte n’oppose pas pilules et thérapie. Elle organise les sorties, finance le temps clinique, répare les milieux anxiogènes et clarifie la frontière entre pratiques sanctionnées et dynamiques légales mais discutables.

C’est à ce prix qu’on passe d’un marché de l’angoisse à une politique de la santé mentale.

N.B : Cet article ne remplace pas un avis médical. Ne modifiez jamais un traitement sans avis professionnel.

Important

Pour aller plus loin dans votre réflexion, Deeler.app vous accompagne avec des exercices personnalisés et un suivi de votre évolution.

Posez votre question et obtenez une réponse immédiate.

Pas d’idée précise ? Ouvrir Deeler

Ceci ne remplace pas un avis médical. En cas de nécessité, contactez les services d’urgence.