Vouloir contrôler une phobie, c’est comme souffler sur un feu pour l’éteindre

On n’éteint pas un incendie avec du vent, ni une peur avec des rituels de contrôle.

Et si nos remèdes nourrissaient l’incendie ?

La promesse de maîtriser sa phobie sonne moderne, rationnelle, rassurante. On évite, on se rassure, on vérifie, on ritualise, puis on souffle sur les flammes pour les faire diminuer.

Mais les lois de la physique sont contre nous : plus on souffle, plus le feu prend.

Le cerveau, excellent apprenti mais piètre métaphysicien, retient que la situation représente un danger. Dès lors, il déclencher une manœuvre d’urgence. À la rencontre suivante, il allume le gyrophare plus tôt, plus fort.

Résultat : la peur se chronicise, le périmètre de vie se rétracte.

D’une façon générale, les phobies (spécifiques, sociales, situations) comptent parmi les troubles les plus fréquents en Europe. La phobie spécifique fait partie des diagnostics isolés les plus courants dans les grandes enquêtes épidémiologiques (ESEMeD, études paneuropéennes).

Ce que la science a vraiment changé : du faire baisser l’angoisse à apprendre plus fort que la peur

L’iconoclasme utile n’est pas de jeter la thérapie d’exposition par la fenêtre. C’est, plutôt, de la dépoussiérer.

Depuis une décennie, un virage s’opère : on ne traque plus l’habituation comme score de performance, on optimise l’apprentissage. Le modèle dit de l’inhibitory learning (apprentissage inhibiteur) réoriente l’exposition :

  • Violer les attentes catastrophiques (organiser volontairement une situation réelle pour que la catastrophe annoncée ne se produise pas, et que le cerveau le constate). C’est le principe même de l’exercice du pire ou 180° propre à Palo Alto.
  • Varier les contextes,
  • et apprendre au cerveau des issues alternatives qui coexistent avec la mémoire de peur au lieu d’exiger qu’elle disparaisse.

C’est le cœur des recommandations modernes pour maximiser l’exposition.

Pourquoi souffler attise la flamme (version neuro-apprentissage)

Les comportements de sécurité :

  • S’asseoir près de la porte,
  • Garder la bouteille d’eau – au cas où -,
  • Prendre un anxiolytique en cas de besoin,
  • Scroller compulsivement des forums avant de voler) empêchent la mise à jour de croyances.

Si je survis avec tout ou partie de ces béquilles, le cerveau infère que la béquille était nécessaire.

L’effet n’est pas binaire (certaines études montrent que la disponibilité d’une sécurité ne détruit pas forcément l’apprentissage), mais l’usage systématique réduit le bénéfice de l’exposition.

Message iconoclaste : les faux alliés font durer la guerre.

Ce que nous ne diront pas les brochures : limites, angles morts et enjeux de pouvoir

Psychonoclast oblige, regardons ce que l’orthodoxie TCC mentionne rarement en gros caractères.

Le contrôle comme idéologie

Nous critiquons le contrôle total et proposons des protocoles hyper-structurés. Y a t’il une contradiction ? Pas si on l’assume.

La structure ne sert pas à tout contrôler, elle sert à réduire la place des stratégies de contrôle (évitements, rassurances) et à organiser la rencontre avec l’incertitude.

L’enjeu n’est pas de dompter la peur. C’est de désapprendre la dépendance à la maîtrise. C’est précisément ce que vise l’approche inhibitory learning :

  • Créer de la surprise, pas de la rigidité.

Quand l’industrie vend la peur en kit (et la solution au kilo)

  • VR (Virtual Reality) clé en main,
  • Applis d’exposition gamifiées,
  • Abonnements anti-paniques…

Le marché prospère.

Les méta-analyses sur la réalité virtuelle sont encourageantes (effets significatifs, souvent comparables à l’in vivo), mais l’outil n’est pas une baguette magique.

Son efficacité dépend du protocole, du guidage, de l’intégration clinique. Certaines synthèses trouvent une équivalence, d’autres un léger avantage aux approches non-VR.

Attention au solutionnisme technologique : l’apprentissage porte le changement, pas le gadget.

Phobies ≠ simples réflexes : conflit, culture, trauma

Réduire toutes les phobies à un conditionnement malheureux flatte notre désir de simplicité.

Mais les trajectoires incluent parfois :

  • Honte,
  • Attachement,
  • Trauma,
  • Scripts familiaux,
  • Normes culturelles (notamment dans la phobie sociale, où la peur de l’évaluation négative rencontre des environnements humiliants).

Les lignes directrices NICE incluent d’ailleurs des éléments relationnels (alliance, travail sur la honte) en plus de l’exposition. A ce stade, l’iconoclasme consiste cà admettre que le social fabrique du phobogène.

Pathologiser quoi, et pourquoi ?

Il y a des peurs légitimes.

Les épidémiologistes nous disent ce qui est fréquent (phobie spécifique en tête dans plusieurs cohortes européennes), pas ce qui, pour un individu, relève d’un problème.

Quand la peur coûte (isolement, évitements massifs, retards de soins, déscolarisation), alors on parle de trouble. Le reste est affaire d’éthique clinique, pas de marketing de la performance.

Le privilège de la norme

Qui définit qu’une peur est excessive ? Les critères diagnostiques reflètent souvent les normes de mobilité, de sociabilité et de performance d’une société donnée.

L’aviophobie devient problématique dans un monde où voyager est devenu un marqueur de réussite sociale. La phobie sociale se pathologise dans des cultures qui survalorisent l’extraversion et la prise de parole publique.

Il y a un angle mort. Certaines phobies ne sont-elles pas des résistances saines à des environnements déshumanisés ? La peur des foules dans des métropoles surpeuplées, l’anxiété face aux écrans dans une société hyperconnectée.

L’iconoclasme consiste parfois à revendiquer le droit à la peur plutôt qu’à la soigner.

Ce que disent les recommandations publiques (et ce qu’elles taisent)

Côté politiques de santé, le message converge. Les thérapies d’exposition structurées sont un traitement de choix des phobies. Prudence cependant quant à l’usage de benzodiazépines (utiles sur le très court terme, non recommandées en fond de traitement, risque de dépendance, bénéfice long terme limité).

La HAS en France, l’OMS, et NICE en UK alignent leurs textes.

Cependant, presque aucune brochure ne parle d’enjeux de pouvoir thérapeutique (qui définit la réussite ? A quel rythme ? Avec quelles concessions à la culture, au genre, aux contraintes socio-économiques ?).

Alors, parlons-en.

Cartographie du coût social : quand la phobie rapetisse la carte du monde

La phobie n’est pas un caprice nerveux.

C’est un réducteur d’espace :

  • Transports évités (aviophobie, claustrophobie),
  • Soins différés (sang – injection),
  • Évitements professionnels (phobie sociale),
  • Loisirs amputés (hauteurs, animaux),
  • Citoyenneté en sourdine (réunions, démarches).

Les données relatives aux populations touchées montrent un fardeau fonctionnel réel. Les tableaux européens placent la phobie spécifique en tête des diagnostics isolés.

Effets en chaîne : couple, parentalité, travail

  • Couple : l’autre devient co-thérapeute malgré lui/elle (accompagnement, ajustements, “secours”), au risque de transformer le lien en logistique d’évitement.
  • Parentalité : transmission involontaire de styles évitants (“on ne prend jamais l’ascenseur”), modèle de sur-contrôle.
  • Travail : auto-exclusion de postes/missions (déplacements, prises de parole, glossophobie), plafond de verre anxieux.

Technique, mais pas technocrate : ce que la bonne exposition n’est pas

L’exposition n’est pas un concours de bravoure. Iconoclaste, oui, sadique, non.

À ne pas faire (les erreurs classiques)

  • Fétichiser la baisse d’angoisse en séance : le marqueur, c’est la mise à jour de croyance, pas le tracé parfait de la courbe.
  • Empiler les béquilles : message au cerveau “dangereux, mais je m’en sors grâce à X”.
  • S’automédiquer sans bilan : benzos à la volée, compléments anxiolytiques maison (on remplace l’exposition par une chimie d’évitement).

Les autorités (France, OMS) ont écrit leurs mises en garde noir sur blanc.

Interlude métaphorique (parce qu’on apprend aussi comme ça)

Le couvercle, pas le souffle

Dans une cuisine, on étouffe un feu de poêle en posant un couvercle : on coupe l’oxygène. En thérapie, le couvercle s’appelle exposition judicieuse :

  • On retire l’air des raccourcis mentaux (fuite, rassurance, contrôle),
  • On observe,
  • On note,
  • On reste.

La note bleue

Un musicien ne contrôle pas chaque micro-variation. Il s’entraîne dans plusieurs salles, avec et sans public, jusqu’à ce que l’imprévu ne casse plus le morceau. L’exposition moderne vise cette résilience, pas la stérilisation de tout aléa.

Clinique responsable : ce que l’on peut faire soi-même et ce qui exige un cadre

Psychonoclast n’est pas une incitation à l’auto-traitement sauvage. Voici ce qui justifie un accompagnement professionnel :

  • Syncope ou phobie sang – injection (tension appliquée à apprendre correctement).
  • Phobie avec comorbidités (dépression sévère, consommation de substances).
  • Échecs répétés d’auto-exposition, conflits dans le couple/famille autour des évitements.
  • Suspicion de trauma ou d’attachements insécures sous-jacents (où l’alliance et la temporalité thérapeutique comptent).

Technologie : progrès, promesses et politique des moyens

La VR fait rêver :

  • Contrôle des stimuli,
  • Répétabilité,
  • Sécurité.

Les données font état d’effets positifs dans plusieurs phobies (aviation, hauteurs, phobie sociale), parfois équivalents à l’in vivo, parfois légèrement inférieurs.

En tout état de cause, c’est le protocole (variabilité, violation d’attentes, réduction des sécurités) qui fait le gros du travail.

Traduction iconoclaste : mieux vaut une exposition bien pensée dans un escalier réel qu’une VR somptueuse mal conçue.

Santé publique : ce que coûtent les phobies invisibles

Des phobies non traitées induisent :

  • Des retards de soins (vaccins, dépistages),
  • Des absences au travail,
  • Un isolement social,
  • Une éviction d’opportunités (études, mobilité).

Les institutions rappellent :

  • Repérage précoce,
  • Accès à la psychothérapie fondée sur les preuves,
  • Limitation stricte des benzodiazépines.

Ça n’a rien de glamour, c’est juste efficace.

Les résistances du système

Pourquoi les recommandations officielles peinent-elles à s’appliquer sur le terrain ?

  • Résistance économique : former des thérapeutes à l’exposition coûte plus cher que prescrire des benzodiazépines. Les consultations longues rapportent moins que les suivis médicamenteux.
    Résistance culturelle : notre société du contrôle préfère les solutions chimiques rapides aux apprentissages longs et incertains. Le patient lui-même demande souvent quelque chose pour que ça passe.
    Résistance institutionnelle : les protocoles rigides rassurent les professionnels mais ignorent la singularité des parcours de vie et, plus encore les questions relatives aux contextes.

Ces résistances ne sont pas des bugs du système : elles en révèlent la logique profonde.

Question dérangeante

Et si ces résistances révélaient aussi les limites de notre modèle médical face à des souffrances qui relèvent parfois davantage de l’organisation sociale que de la pathologie individuelle ?

Questions qui fâchent (et qu’il faut poser pour être vraiment iconoclaste)

Qui définit le suffisamment courageux ?

Un protocole d’exposition est un contrat :

  • On négocie le rythme,
  • On définit la réussite autrement qu’en zéro angoisse.

Le pouvoir thérapeutique existe :

  • Reconnaissons-le,
  • et partageons-le (co-construction d’objectifs, consentement éclairé continu).

L’économie politique de la phobie

Derrière chaque « trouble » se cache une industrie. Les phobies ne font pas exception.

D’un côté, les laboratoires pharmaceutiques maintiennent un marché des anxiolytiques malgré les recommandations officielles limitant leur usage long terme.

De l’autre, la thérapie numérique propose des solutions tech à des problèmes relationnels et sociaux.

Cette double capture économique transforme la souffrance en segment de marché : on vend autant la peur (applications de diagnostic anxiogènes) que sa résolution (abonnements anti-stress).

Question iconoclaste : combien de phobies diagnostiquées résultent-elles d’environnements toxiques qu’il serait plus simple de fuir que de thérapeutiser ?

A-t-on besoin de tout soigner ?

Quand la peur ne coûte pas (ou plus), faut-il optimiser la vie jusqu’à l’asepsie émotionnelle ? Nous plaidons pour un critère d’utilité : soigner ce qui amoindrit la liberté, et tolérer ce qui fait partie de la texture d’un caractère.

Pourquoi tant d’objets à vendre pour apprivoiser la peur ?

Parce que la peur engage, fidélise.

L’iconoclasme exige de séparer l’efficacité démontrée (exposition bien conduite) du solutionnisme marchand (gadgets anxiolytiques evergreen). Les méta-analyses n’interdisent pas la techno. Elles nous rappellent à l’essentiel.

Ce qu’on garde, ce qu’on jette, ce qu’on invente

  • Garder : la preuve (exposition fondée sur l’apprentissage inhibiteur, VR quand elle sert le protocole, psychoéducation), les garde-fous médicamenteux (limiter les benzodiazépines).
  • Jeter : le culte du contrôle (et ses béquilles), les gadgets qui remplacent le travail d’apprentissage, la honte des rechutes (elles enseignent).
  • Inventer : des formats de soin qui partagent le pouvoir, intègrent culture/genre/classe, et mesurent la réussite en capacité retrouvée (pas en zéro symptôme).

À retenir (magnet sur le frigo)

  • Contrôler une phobie en évitant et rassurant, c’est souffler sur le feu : soulagement court, entretien long.
  • L’exposition moderne ne traque pas la courbe d’angoisse ; elle construit de nouvelles associations qui inhibent l’ancienne peur.
  • Les comportements de sécurité sont des auxiliaires dangereux quand ils deviennent automatiques.
  • La VR aide si elle sert l’apprentissage. A l’inverse, elle distraie.
  • Les benzos : utiles brièvement, déconseillés au long cours (OMS, HAS/Ameli).

L’iconoclasme n’est pas de faire plus fort, c’est de faire autrement

  • Moins de contrôle,
  • Plus d’apprentissage,
  • et plus de partage du pouvoir thérapeutique.

Important

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Questions fréquentes – FAQ’s

Est-ce que ma phobie peut disparaître toute seule si j’attends ?

Parfois les symptômes fluctuent, mais sans apprentissage correctif (exposition qui fait mentir la prédiction catastrophe), la peur a tendance à se chroniciser ou à revenir. Le levier, c’est l’apprentissage, pas le temps qui passe.

On me dit d’éviter pour “me protéger”. Ça aide ou ça aggrave ?

L’évitement soulage vite et entretient la peur. Le cerveau en conclut que la situation était dangereuse. À la prochaine rencontre, l’alarme sonne plus tôt et plus fort.

C’est quoi “violer les attentes catastrophiques” (en pratique) ?

C’est formuler une prédiction (“si je prends l’ascenseur, je vais m’évanouir”), comme faire une petite exposition sans béquilles, rester jusqu’à la fin de la “fenêtre de danger”, puis comparer prévu vs vécu. Vous enseignez à votre cerveau que la catastrophe n’arrive pas (ou bien mille fois moins grave).

L’objectif d’une exposition, c’est que l’angoisse baisse pendant la séance ?

Pas forcément. Le marqueur clé, c’est la mise à jour de croyance (“je peux y rester sans risque”), pas la courbe parfaite de stress. L’habituation peut varier. L’important est ce que vous avez appris.

Et mes “sécurités” (eau, anxio au cas où, rester près de la porte) ?

Si elles deviennent automatiques, elles bloquent l’apprentissage. Vous survivez grâce à X, donc le cerveau retient que X est nécessaire. On les réduit progressivement pour que vous devienniez la preuve de sécurité.

La VR (réalité virtuelle) est-elle aussi efficace que l’expo dans la vraie vie ?

La VR peut être utile (hauteurs, avion, social) quand elle sert le protocole (variabilité, attentes violées, moins de sécurités). Certaines études trouvent une équivalence, d’autres un petit cran en dessous de l’in vivo. L’outil n’est pas la thérapie : c’est le design d’apprentissage qui fait le résultat.

Les benzodiazépines, ça aide à traiter une phobie ?

Utile très brièvement pour une crise, mais non recommandé en fond de traitement des phobies. Risque de dépendance et bénéfice durable limité. Les recommandations publiques privilégient la psychothérapie d’exposition mais ont-ils raison ?

Je peux faire ça tout·e seul·e ?

Oui pour beaucoup de cas simples, en avançant par petits pas et en traçant tes prédictions/résultats. Demande un cadre pro si : syncopes (sang–injection), comorbidités (dépression sévère, addictions), traumas, échecs répétés, ou conflit familial autour des évitements.

Combien de temps ça prend ?

Plutôt en semaines qu’en années pour une phobie spécifique simple (expos régulières et bien conçues). Les phobies sociales ou comorbides demandent souvent plus de séances et un travail relationnel (honte, croyances).

Et si je rechute ?

C’est fréquent et instructif. On revisite les sécurités qui sont revenues, on varie davantage les contextes, on resserre la violation d’attentes. Une rechute = données pour améliorer le protocole, pas un échec.

Phobie sociale ou timidité : comment savoir ?

La timidité gêne, la phobie sociale handicap (évitements importants, souffrance qui réduit la vie). Si ça coûte (études, travail, relations), cherchez une prise en charge.

Toutes les phobies, c’est juste du conditionnement ?

Non. Il y a aussi la honte, l’attachement, des scripts familiaux et la culture (normes d’extraversion). Le protocole d’expo fonctionne mieux quand on nomme ces facteurs.

Et si l’environnement est toxique (humiliations, foule dangereuse) ?

On ne s’expose pas à un danger réel. On traite la peur non justifiée. On change l’environnement quand il est nocif. La clinique n’est pas là pour vous adapter à l’inhumain.

Faut-il tout soigner ?

Non. Critère d’utilité : on traite ce qui réduit ta liberté. Certaines peurs tolérables font partie du caractère.

Les applis/gadgets anti-stress, ça vaut le coup ?

Parfois aidants (rappels, suivi), parfois distractions coûteuses. Garde ce qui sert l’apprentissage (expos planifiées, moins de sécurités), pas ce qui remplace l’exposition.

Références

Jeux vidéo addictifs : L’isolement et la déconnexion de la réalité sont des facteurs de dépression

Dans nos poches, il y a un casino silencieux.

On l’appelle « jeu vidéo », mais certaines de ses mécaniques – récompenses variables, événements limités, achats aléatoires – ressemblent à des tables où l’on rejoue une dernière fois jusqu’à oublier la sortie.

Pour la plupart, jouer est un loisir sain, social, parfois même bénéfique.

Mais quand le jeu devient priorité, quand le monde réel se met en pause, l’isolement s’installe et la déconnexion avance à pas feutrés. C’est là que la pente vers la dépression peut s’amorcer.

Le présent article a fonction de diagnostic systémique. Comment certaines pratiques de jeu, renforcées par des choix de design et d’économie, favorisent l’isolement et altèrent l’humeur, et que peut-on peut faire pour en désamorcer ce mécanisme ?

Ce que disent les classifications internationales (et ce qu’elles ne disent pas)

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a inscrit le trouble du jeu vidéo (Gaming disorder) dans la CIM-11 :

  • Perte de contrôle,
  • Priorité accrue donnée au jeu au détriment d’autres activités,
  • et poursuite malgré les conséquences négatives, avec une altération du fonctionnement significative.

Cette reconnaissance vise une minorité d’usagers mais acte la réalité clinique d’un sous-ensemble pour qui jouer n’est plus un loisir.

Côté américain, le DSM-5-TR ne reconnaît pas (encore) un diagnostic formel. L’Internet Gaming Disorder figure en Section III (« condition nécessitant davantage d’études »).

Autrement dit, signal d’alerte, pas verdict définitif, ce qui n’empêche ni la souffrance ni l’intérêt de repérer les cas à risque.

Position causale : facteur de risque, pas cause unique

Ce que nous assumons

Les jeux vidéo ne causent pas à eux seuls une dépression. Ils peuvent devenir un facteur de risque (parmi d’autres) lorsqu’ils s’agrègent à des mécanismes bien identifiés :

  • Privation de sommeil,
  • Isolement social,
  • Boucles de renforcement intermittentes (quêtes limitées dans le temps, loot boxes),
  • et vulnérabilités préexistantes (dépression, anxiété, TDAH).

Les données longitudinales récentes sur de larges cohortes d’adolescents montrent des co-évolutions entre comportements de jeu problématique et symptômes dépressifs/anxieux, sans réduire le phénomène à une cause unique ni à une simple conséquence.

Ce que nous n’assumons pas

  • Confondre durée et dommage.

Des travaux utilisant des données de jeu objectives (télémétrie) et un suivi répété concluent à peu ou pas de lien causal entre temps passé et bien-être.

La qualité de l’expérience et les motivations (ex : jouer pour se relier vs fuir) pèsent davantage que le compteur d’heures.

Résumé de position

Le jeu vidéo est un milieu, pas une cause pure.

Il est un facteur de risque quand il sert l’évitement, isole, coupe le sommeil et s’appuie sur des boucles d’urgence monétisées. Il est un facteur protecteur quand il soutient la socialisation, l’apprentissage, l’auto-efficacité, et s’inscrit dans un rythme de vie cohérent.

Une réalité chiffrée : usage élevé ≠ trouble, mais la prudence s’impose

En Europe, un tiers des ados jouent chaque jour :

  • 22 % jouent ≥ 4 h les jours où ils jouent.
  • Environ 12 % sont à risque de jeu problématique (les garçons plus que les filles).

Ces chiffres n’induisent pas une dépression. Ils quantifient un bassin de vulnérabilité et justifient des politiques de prévention.

En France, les autorités de prévention rappellent qu’une minorité perdent la maîtrise (isolement, troubles du sommeil, symptômes dépressifs) et proposent des outils d’auto-évaluation (Game Addiction Scale, IAT).

Cela suffit pour parler d’enjeu de santé publique, sans stigmatiser la majorité des pratiques.

Du jeu à la dépression : les mécanismes qui isolent

Le tunnel nocturne : sommeil scié, humeur plombée

Le jeu tard le soir décale l’horloge, fragmente le sommeil, accumule la dette de repos.

Le manque de sommeil abaisse le seuil émotionnel, augmente l’irritabilité, et favorise la rumination. Ce sont autant de portes d’entrée vers les symptômes dépressifs.

Les dispositifs publics français et les synthèses régionales pointent systématiquement le sommeil comme variable critique des usages d’écran intensifs à l’adolescence.

Le déplacement social : présence en ligne, absence autour

Des sessions longues et solitaires déplacent l’investissement relationnel.

On discute en vocal, mais on annule les déjeuners, évite les cours, repousse les appels. À court terme, on se sent en sécurité. A moyen terme, on perd du capital social.

L’isolement est un facteur bien établi de vulnérabilité dépressive et figure, avec l’endettement ou l’échec scolaire, parmi les conséquences d’usages problématiques d’écrans listées par la prévention française.

Le hook de la récompense variable

  • Quêtes quotidiennes,
  • Événements à durée limitée,
  • Loot boxes (coffre à butin).

Ces boucles de renforcement intermittent créent un sentiment d’urgence et de manque si l’on s’interrompt.

Plusieurs pays ont commencé à encadrer ou interdire certains mécanismes proches des jeux d’argent. Ainsi, en Belgique, depuis 2018, les loot boxes payantes sont traitées comme des jeux d’argent, avec des ajustements par les éditeurs.

Échec déplacé et identité en apnée

Quand réussir n’existe que dans l’univers en ligne, l’identité se rétrécit.

Chaque défaite (ladder, rank, raid raté) devient envahissante. Elle colore l’humeur, l’estime de soi et la journée entière. Chaque réussite, éphémère.

C’est donc un terrain idéal pour la dysphorie (humeur maussade) et les auto-jugements sévères, surtout à l’adolescence où la comparaison est maximale.

Approche systémique : l’économie du jeu dans l’économie de l’attention

Free-to-play, live service et KPIs de rétention

Une grande partie du marché s’appuie sur des modèles free-to-play et live-service où la valeur provient des achats in-game et de la rétention (D1/D7/D30).

Pour soutenir ces métriques, le design recourt à des événements à durée limitée, des défis quotidiens et parfois des loot boxes (récompenses aléatoires) qui exploitent un renforcement intermittent proche des mécaniques des jeux d’argent, un point désormais discuté par des régulateurs et organismes européens.

Externalités et incitations

Dans une économie de l’attention, les coûts (sommeil, temps scolaire/pro) sont externalisés sur familles, écoles et systèmes de santé, alors que la captation (DAU/ARPU) reste internalisée par les plateformes.

Tant que les incitations privilégient la continuité d’usage plutôt que la soutenabilité, les joueurs vulnérables deviennent des poches de valeur à fort risque.

D’où l’intérêt de standards :

  • Transparence des probabilités de loot,
  • Frictions sur les sessions nocturnes,
  • Pauses naturelles par design,
  • Opt-out des notifications par défaut.

Régulation : signaux faibles, effets réels

La reconnaissance du gaming disorder par l’OMS (CIM-11) fixe un cadre clinique (perte de contrôle, priorité au jeu, poursuite malgré les conséquences) utile pour structurer prévention et soins. Côté DSM-5-TR, l’Internet Gaming Disorder reste en Section III, ce qui pousse la recherche sans « pathologiser » la majorité.

Ce que montre la littérature récente : corrélations, trajectoires et comorbidités

Des revues et méta-analyses récentes estiment la prévalence du trouble du jeu vidéo chez les jeunes à quelques pourcents, avec des co-morbidités fréquentes (dépression, anxiété – souvent TDAH -).

Les auteurs soulignent aussi que la stabilité du trouble n’est pas absolue. Des jeunes entrent et sortent du critère clinique, d’où l’intérêt d’interventions précoces et souples.

Plus finement, l’analyse en réseau de symptômes montre que les nœuds tolérance, sevrage, conflit du jeu excessif cohabitent avec des nœuds dépressifs (se sentir abattu, difficulté à initier).

Autrement dit, selon la dynamique personnelle et sociale, l’un renforce l’autre.

Enfin, des synthèses montrent des liens consistants entre TDAH et jeu problématique. Le TDAH peut précéder et augmenter le risque d’usage problématique, lequel peut médiatiser à son tour des difficultés de santé mentale, d’où la nécessité de dépister et prendre en charge le TDAH quand il existe.

Conséquences psycho-sociales que l’on sous-estime

Famille et scolarité

Les conflits autour des horaires, le retard au lever, les absences s’enchaînent. La maison devient un terrain d’endurance entre débranche et encore une partie.

À l’école, la somnolence et la démotivation grignotent la trajectoire, parfois une chute des notes fait exploser le conflit, renvoyant le jeune au jeu comme refuge, et ainsi de suite.

Les dispositifs français décrivent cet effet en cascade :

  • Sommeil,
  • Humeur,
  • Concentration,
  • Isolement.

Pairs et réputation

Quand l’essentiel des liens se noue in-game, la diversité relationnelle se réduit.

À l’âge où l’on se construit en miroir des autres, l’étroitesse des interactions (mêmes pairs, mêmes feedbacks) favorise les boucles de comparaison et l’auto-sévérité.

Effets différenciés selon le genre

Plusieurs études européennes signalent des différences de genre dans les profils de risque (prévalence de jeu problématique plus forte chez les garçons, et exposition à certains contenus pouvant être associée à une moins bonne santé mentale chez certaines adolescentes).

Cela n’essentialise rien : cela invite à regarder le contenu et le contexte, pas seulement la durée.

Stigmatisation et angle mort clinique

La stigmatisation du joueur no life empêche certains adolescents déprimés de parler. Ils jouent pour tenir, et se sentent coupables d’un manque de volonté.

Résultat : on repère tard la dépression, en croyant traiter un simple excès d’écran.

Contrepoids nécessaire : bénéfices potentiels et usages thérapeutiques

Socialisation, compétence, apprentissage

  • Le jeu vidéo peut être un tiers-lieu : coordination, coopération, estime de soi par la maîtrise, apprentissages (langues, stratégies, gestion de projet).
  • Les études à télémétrie insistent : qualité d’expérience et motivations (se relier vs fuir) modulent le bien-être. Un jeu modéré et social peut accompagner un mieux-être.

Serious games et santé mentale

Il existe des jeux conçus pour soigner.

SPARX (Nouvelle-Zélande), une TCC gamifiée, a montré en essai randomisé des résultats au moins équivalents aux prises en charge habituelles pour adolescents dépressifs. D’autres adaptations et essais récents explorent l’intérêt du format.

Ce n’est pas un remède universel, mais une voie thérapeutique crédible dans des parcours pluriels.

Équilibre pratique : l’objectif n’est pas de diaboliser le média mais de désamorcer ce qui l’empoisonne (boucles d’urgence, nuits blanches, isolement) et de cultiver ce qui protège (coopération, rythmes, alternance IRL).

Le sous-marin sans surface

Imaginez un sous-marin qui a oublié la manœuvre de surface.

Dans les profondeurs des sessions, tout est maîtrisé, prévisible : des quêtes, des objectifs, une carte. En surface, c’est le clapot : des visages, des imprévus.

Si le navire oublie de remonter, la pression augmente et l’oxygène baisse. Revenir en surface n’est pas une punition, c’est une manœuvre vitale.

Le casino silencieux

Les loot boxes et tirages sont des machines à sous muettes. Elles ne sonnent pas, mais elles accrochent par l’aléa. On gagne juste assez pour espérer.

On perd à peine assez pour rester. L’économie du jeu veut votre présence perpétuelle. Votre santé mentale, elle, a besoin de cyclicité (repos, liens, alternance).

Ce qu’on peut faire, niveaux individu, famille, école, soins, politiques

Individu (ado, jeune adulte, parent compris)

  • Règle 2-pour-1 : deux activités hors écran (courte marche, appel à un ami, tâche simple) pour une session.
  • Couvre-feu circadien : arrêter 90 minutes avant le sommeil. Alarme dédiée, et lumière chaude.
  • Échelle sociale : pour chaque objectif in-game, un objectif relationnel IRL (déjeuner, message, participation).
  • Exposition graduée aux situations évitées (cours, sport, rendez-vous) : pas tout ou rien, mais micro-pas crantés.
  • Auto-évaluation : tester sa pratique (Game Addiction Scale, IAT) pour objectiver, ce qui est déculpabilisant et pratique.

Famille

  • Contrat clair (heures, pièces sans écran, droit à l’essai) négocié hors conflit. Une borne Wi-Fi programmée vaut mieux que des disputes.
  • Rituels communs (repas, sorties). La régularité relationnelle protège l’humeur.
  • Lire les signaux : sommeil en vrac, notes en chute, irritabilité. IL faut donc partager ses humeurs, et pas seulement évoquer la question du temps sur écrans.

École / Université

  • Plages sans notifications en classe, espaces low-stimulus pour devoirs. Éducation à la littératie attentionnelle (aptitude à comprendre les boucles de renforcement).
  • Repérage des élèves en bascule (retards, isolement, absences) avec passerelles vers infirmiers scolaires et dispositifs d’écoute. (Voir les guides et plans d’action publics récents en France.)

Soins

  • Évaluer l’humeur d’abord, le jeu ensuite : si dépression, traiter la dépression (thérapies brèves systémiques – Palo Alto -, TCC), puis ré-outiller l’usage de jeu.
  • TDAH : dépister et prendre en charge, car il peut pousser vers le jeu problématique par impulsivité et recherche de stimulation.

Régulation & industrie

  • Transparence et cadres sur les loot boxes et achats aléatoires (ex. Belgique).
  • Design éthique : limiter les quêtes quotidiennes punitives, proposer des pauses naturelles, désactiver les notifications par défaut. Les lignes bougent lentement, mais le précédent réglementaire existe.

Signaux d’alerte (simples et actionnables)

  • Perte de contrôle : promesses non tenues ( » j’arrête à 23 h« ), sessions qui débordent, mensonges sur les horaires.
  • Dépriorisation : hygiène, repas, cours/boulot, proches passent après.

Conséquences

  • Sommeil effondré,
  • Isolement,
  • Irritabilité,
  • Idées noires.

Dans le doute, il ne faut pas hésiter à contacter les ressources d’aide adéquates et consulter rapidement.

Débrancher le piège, pas la joie

Jouer, c’est explorer, coopérer, se dépasser.

Ce sont les mécaniques qui transforment parfois un loisir en entonnoir :

  • Boucles d’urgence,
  • Achats aléatoires,
  • Absence de rythmes,
  • Sessions nocturnes,
  • et monde social rétréci.

La dépression n’est alors ni un châtiment ni un vice. C’est un signal d’épuisement d’un organisme privé de sommeil, d’oxygène relationnel et de variété.

La sortie ne passe pas par la honte ni la diabolisation, mais par une reconception du rythme :

  • Remettre de l’air,
  • Recréer des pauses,
  • Élargir les interactions (chez soi, à l’école, etc.).

Le casino silencieux n’a pas le dernier mot. C’est nous qui dessinons le plan de salle.

Important

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Questions fréquentes

Les jeux vidéo rendent-ils dépressif ?

A eux seuls, les jeux vidéo ne causent pas à eux seuls une dépression. Ils peuvent devenir un facteur de risque quand ils s’additionnent à la privation de sommeil, à l’isolement, aux boucles de renforcement (loot boxes, quêtes limitées), et à des vulnérabilités préexistantes (dépression, anxiété, TDAH).

A partir de combien d’heures de jeu, c’est trop ?

Il n’y a pas de seuil universel. Ce qui compte : perte de contrôle, sessions nocturnes, dépriorisation du quotidien et conséquences (fatigue, isolement, humeur basse). La qualité (motivation, contexte, design) pèse plus que le compteur d’heures.

Quels sont les signes d’un usage problématique ?

Promesses non tenues (“j’arrête à 23 h”), mensonges sur le temps, sommeil en vrac, baisse scolaire/pro, repli social, irritabilité, idées noires.

Passion ou addiction : comment trancher ?

Une passion cohabite avec l’école/le travail, le sommeil et les relations. Une addiction les remplace. Test utile : si vous vous interrompez 7 jours, ressentez-vous un manque envahissant et des conflits majeurs ?

Les loot boxes, c’est grave ?

Elles reposent sur un renforcement intermittent (aléa) qui favorise l’urgence et les micro-paiements répétés. Plusieurs pays encadrent déjà ces mécaniques. Prudence, surtout chez les mineurs.

Comment réduire l’impact sur le sommeil ?

Instaurer un couvre-feu de 90 minutes avant dodo, lumière chaude, mode nuit/lecture, pas d’écran au lit, et pauses naturelles prévues par le jeu (ou par vous).

Que faire en famille sans se fâcher ?

Un contrat clair (horaires, pièces sans écran), négocié hors conflit. Idéalement borne Wi-Fi programmée. Rituels communs (repas, sorties) non négociables. Parler d’humeur autant que de temps d’écran.

Le jeu peut-il aider la santé mentale ?

Oui, selon le contexte : coopération, estime de soi, apprentissages. Des serious games (ex. SPARX) ont montré des bénéfices dans des essais contrôlés chez les ados.

TDAH et jeu problématique, un lien ?

Souvent oui : impulsivité et quête de stimulation peuvent pousser vers des usages à risque. D’où l’intérêt de dépister et traiter le TDAH quand il existe.

10) Comment les écoles peuvent aider ?

Plages sans notifications, espaces low-stimulus pour les devoirs, littératie attentionnelle (comprendre les boucles de renforcement), repérage des élèves en bascule (retards, isolement).

Je suis adulte : quelles règles simples ?

Définir un budget temps + budget in-app, couper notifications, éviter les jeux à loot aléatoire si vous êtes sensible à l’achat impulsif, et ne jamais rogner le sommeil.

Quand consulter un pro ?

Quand les difficultés durent et désorganisent la vie (sommeil, travail/études, relations) ou s’il existe des idées noires. Demander de l’aide tôt change la trajectoire.

Références externes

Ce que la société ne dit pas sur l’anxiété parce qu’elle en vit

L’anxiété est devenue la bande-son discrète de nos journées : elle grésille comme un néon au plafond au point qu’on finit par croire que c’est la lumière normale.

On nous parle de stress comme d’un problème individuel à régler avec des astuces de respiration et des to-do lists mieux rangées. Mais derrière ce vernis d’auto-assistance, une vérité dérangeante se dessine :

  • La société tire profit d’une anxiété de fond qu’elle contribue à produire,
  • à entretenir,
  • et à monétiser.

Autrement dit, si l’anxiété persiste, c’est aussi parce qu’elle alimente des circuits économiques, médiatiques et politiques.

Le propos peut paraître iconoclaste. Il se veut surtout pragmatique. Pour comprendre, il faut suivre la piste de la valeur, ce que l’anxiété rapporte, directement ou indirectement, à des acteurs bien réels.

L’anxiété, moteur économique discret

L’OCDE estime que la mauvaise santé mentale coûte plus de 4 % du PIB entre soins, perte de productivité (absentéisme, présentéisme) et sorties de l’emploi.

Ce chiffre ne dit pas seulement une facture. Il révèle l’ampleur d’un écosystème où l’anxiété mobilise :

  • Assureurs,
  • Cabinets RH,
  • Plateformes et logiciels de bien-être,
  • Contenus payants,
  • et formation managériale.

À l’échelle d’un pays, ces flux deviennent une ligne budgétaire tacite qui sous-tend des marchés entiers.

Dans le monde, l’anxiété n’est pas une niche. Elle est la pathologie mentale la plus fréquente. L’OMS évoque plusieurs centaines de millions de personnes concernées. Une humanité anxieuse, c’est un marché captif pour des solutions rapides, standardisées, scalables (répétables).

Les secteurs qui vivent de votre inquiétude

Il existe une industrie de la productivité :

  • Méthodes,
  • Formations,
  • Applications de focus.

Plus vous craignez de n’être pas assez – pas à la hauteur – plus vous achetez des outils pour rattraper ou combler le manque.

Il en va de même en ce qui concerne le management par objectifs. L’angoisse du seuil (chiffre à atteindre, note à conserver, KPI à ne pas faire baisser) agit comme une perfusion motivationnelle.

Quant aux plateformes sociales, elles monétisent l’attention que l’anxiété fragmente :

  • Boucles de notifications,
  • Classements,
  • Comparaisons,
  • Stories éphémères.

En bref, un design qui transforme la vigilance en réflexe, puis le réflexe en dépendance.

En ce qui concerne le marché pharmacologique et para-pharmaceutiquedans, les périodes de tensions psychosociales, la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs augmente, surtout chez les jeunes, comme l’ont documenté des sources publiques et journalistiques en France.

Ce n’est ni un complot ni une fatalité : c’est un signal de système.

Comment l’anxiété est fabriquée socialement

L’anxiété n’est pas qu’un bug individuel. C’est une réponse à des contextes. Or nos contextes contemporains cumulent les ingrédients anxiogènes.

De l’injonction paradoxale à la performance sereine

Il faut exceller, mais sans pression. Être disponible, mais poser ses limites. Innover mais ne pas se tromper.

Ce double lien (double bind) crée une tension permanente. Quoi que vous fassiez, vous avez tort. L’anxiété devient alors un état d’alerte de fond, qui consume l’énergie et favorise des stratégies d’évitement (procrastination, micro-contrôle, rumination).

Le régime de comparaison permanente

Le miroir social n’est plus au salon. Il tient dans la main.

Les comparaisons incessantes, surtout à l’adolescence et chez les jeunes adultes, nourrissent une évaluation de soi instable, lequel est le carburant de l’anxiété.

Les données publiques françaises montrent une progression des symptômes anxio-dépressifs et des pensées suicidaires chez les plus jeunes ces dernières années. Ce ne sont pas des caprices générationnels mais des signaux épidémiologiques sérieux.

L’incertitude comme climat

Pandémies, crises écologiques, tensions géopolitiques, inflation.

Chacun de ces vecteurs rehausse le niveau de bruit intérieur. Les panoramas de l’OCDE et de la littérature récente décrivent une hausse de la détresse psychique depuis 2020, avec doublement des symptômes anxieux dans certains pays.

Neurobiologie et anxiété : quand le corps entre en scène

Il serait réducteur d’expliquer l’anxiété uniquement par des logiques sociales ou culturelles. Les bases biologiques y contribuent aussi, dans un dialogue constant avec l’environnement.

Le rôle des circuits cérébraux

Les recherches en neurosciences ont montré que certaines structures comme l’amygdale, l’hippocampe et le cortex préfrontal sont directement impliquées dans les réactions anxieuses.

L’amygdale, centre de détection du danger, peut s’activer de façon disproportionnée, tandis que le cortex préfrontal, chargé de la régulation, peine à freiner cette alarme.

Neurotransmetteurs et vulnérabilité

Des déséquilibres dans les systèmes de neurotransmission, notamment la sérotonine, le GABA et la noradrénaline influencent la sensibilité à l’anxiété.

Certaines personnes possèdent des prédispositions génétiques qui modulent la probabilité d’y être confronté, sans que cela détermine mécaniquement leur trajectoire.

Interaction avec l’environnement

L’essentiel est cette interaction constante. Un terrain biologique peut rendre plus vulnérable, mais c’est l’environnement – familial, social, professionnel, et numérique – qui déclenche, entretient ou apaise les réponses anxieuses.

Ainsi, l’anxiété est toujours un produit hybride :

  • Biologique par ses racines,
  • Contextuelle par ses fruits.

Des études européennes et internationales soulignent ce croisement. La génétique explique une part du risque, mais les conditions de vie (précarité, stress chronique, isolement social) façonnent l’expression clinique.

Autrement dit, l’anxiété n’est jamais qu’un bug cérébral ni seulement un produit de la société. C’est l’entrelacement des deux qui la rend si persistante.

Ce que disent (vraiment) les chiffres… qu’on lit de travers

 prévalence n’est pas une mode

Les chiffres internationaux les plus robustes parlent de centaines de millions de personnes avec un trouble anxieux chaque année, entre 4 et 5 % de la population mondiale à un instant donné.

Ce n’est pas un buzz mais une constante lourde.

En France, un socle élevé et des pics chez les jeunes

Les données récentes du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (Santé publique France) estiment à environ 12,5 % la part d’adultes présentant un état anxieux (mesuré sur l’échelle HAD-A), avec des écarts marqués selon l’âge et le sexe.

Chez les 17-24 ans, plusieurs dispositifs de surveillance ont signalé une amplification des symptômes anxio-dépressifs depuis 2017-2022. Aux urgences, les passages pour troubles anxieux et idées suicidaires sont plus marqués à la rentrée, en particulier chez les 18-24 ans.

Des coûts invisibles

Au-delà des soins, l’anxiété ronge la productivité via le présentéisme (être là mais inefficace), altère l’apprentissage, fragilise l’insertion professionnelle.

L’OCDE chiffre ces pertes dans l’ordre de grandeur de points de PIB. C’est colossal, mais peu médiatisé car dilué dans des lignes dites RH ou à risques.

Pourquoi la société préfère maintenir le flou

Le flou est rentable

Un problème mal défini se traite sans fin.

Tant que l’anxiété reste décrite comme une faiblesse individuelle à compenser par des produits et micro-solutions, le système tourne :

  • Nouvelles formations,
  • Nouvelles applications,
  • Nouvelles pilules,
  • Nouvelles routines.

Dès lors, clarifier les causes systémiques (organisation du travail, précarité, design attentionnel) menacerait des modèles d’affaires établis.

La responsabilité diluée

Qui est responsable :

  • D’un agenda invivable,
  • D’objectifs irréalistes,
  • D’algorithmes qui amplifient la comparaison sociale,
  • ou d’horaires morcelés par des notifications ?

Personne en particulier.

Cette dilution empêche la régulation et transforme un enjeu de santé publique en affaire privée.

L’idéologie de l’empowerment mal comprise

L’autonomie est précieuse… mais on l’a tordue en injonction à se réparer soi-même. Le message implicite devient : « si tu es anxieux, c’est que tu ne t’auto-optimises pas assez ».

Cette morale hygiéniste a l’avantage d’exonérer les environnements.

Les conséquences psychosociales qu’on ne veut pas voir

La cercle anxiété → évitement → isolement

L’anxiété pousse à éviter (situations sociales, décisions, confrontations), ce qui soulage sur le moment mais entretient le trouble, conduisant parfois à l’isolement.

À l’échelle collective, cela se traduit par des équipes qui n’osent plus contester, des institutions qui s’auto-censurent, des innovations bridées par la peur de l’erreur.

La normalisation de la pâleur émotionnelle

Quand l’anxiété devient l’humeur de fond, on renonce à des engagements (affectifs, politiques, professionnels) pour limiter les risques. Une société anxieuse sacralise l’aversion à la perte.

On protège le présent au détriment du futur.

La médicalisation défensive

Face aux files d’attente et à la pression de la demande, la réponse collective glisse vers la prescription rapide.

En France, des hausses notables d’ordonnances psychotropes ont été documentées chez les jeunes. Ce n’est pas une stigmatisation des traitements, souvent nécessaires, mais un signal sur l’insuffisance de l’offre de soins psychothérapeutiques et des réformes organisationnelles.

La pompe à vide

Imaginez une pompe à vide branchée sur un bocal.

Plus on pompe, plus l’air se retire, plus la pression extérieure écrase le bocal.

L’anxiété systémique fonctionne ainsi : on retire de l’air (marges de manœuvre, temps long, liens sociaux) et on augmente la pression (exigences, comparaison, aléas).

L’individu finit par craquer alors que l’installation entière est conçue pour aspirer.

Remettre de l’air (autonomie réelle, droit à l’essai, rythmes soutenables, régulation des designs attentionnels) est un correctif structurel, pas un truc individuel.

Le métronome et le tambour

Pour rester réguliers, on nous vend des métronomes (objectifs, routines, trackers). Mais le monde bat au tambour : imprévisible, irrégulier.

L’écart constant entre le clic du métronome et les coups du tambour crée l’anxiété. Soit on accuse le musicien (vous), soit on accorde l’orchestre (organisation, outils, attentes).

Tant que la société facture le métronome et ignore le tambour, l’angoisse reste une rente.

Ce que la société devrait dire et faire, si elle voulait vraiment baisser l’anxiété

Re-designer l’attention

  • Limiter la densité de notifications par défaut dans les outils professionnels.
  • Instaurer des plages d’indisponibilité respectées par la hiérarchie.
  • Transparence algorithmique sur les mécanismes de classement et de comparaison sociale.
  • Éducation à la littératie attentionnelle dès le collège.

Reconstruire des marges de manœuvre

  • Index managérial de soutenabilité : pas seulement par objectifs mais dans le cadre de capacités réelles (temps, outils, compétences) et variabilité autorisée.
  • Droit à l’essai institutionnalisé : expérimenter sans punition ou sanction  immédiate. L’anxiété chute quand l’erreur cesse d’être une menace existentielle.

Rééquilibrer l’offre de soins

  • Accès effectif aux psychothérapies ciblées sur l’anxiété (thérapies brèves, contextuelles, systémiques) avec remboursement lisible.
  • Parcours jeunes : réduire les temps morts entre repérage, première consultation et accompagnement (les données françaises ont montré des signaux préoccupants dans ces classes d’âge.

Réparer la narration

  • Cesser de parler d’anxiété comme d’un défaut moral ou d’une faiblesse personnelle.
  • Nommer les causes systémiques : organisation, précarité, comparaison, incertitude.
  • Responsabilités partagées : individus (compétences), organisations (design, soutenabilité), régulateurs (cadre), plateformes (choix de design).

Repères scientifiques (pour ne pas se raconter d’histoires)

Prévalence mondiale

L’anxiété est le trouble mental le plus fréquent. L’OMS estime plusieurs centaines de millions de personnes concernées chaque année. Lisons ces chiffres pour ce qu’ils sont : un indicateur de contexte, pas une mode.

Tendance longue

La littérature récente pointe une hausse soutenue des cas depuis 1990, avec des variations régionales et des pics dans les pays à hauts revenus, signe que l’abondance n’immunise pas contre l’angoisse.

France, états anxieux

Environ 12,5 % des 18–85 ans avec un état anxieux (HAD-A > 10), plus fréquent chez les femmes, avec un plateau plus bas après 65 ans.

Jeunes

Progression significative des symptômes anxio-dépressifs et des idées suicidaires depuis la fin des années 2010. Pics saisonniers observés en services d’urgences.

Impact macro

Coûts agrégés de santé mentale autour de 4 % du PIB dans les pays de l’OCDE, largement tirés par la baisse d’emploi et le présentéisme.

Et maintenant ?

Si l’anxiété est devenue rentable, elle ne baissera pas naturellement.

Les solutions individuelles (respiration, sport, hygiène de sommeil) restent utiles, bien sûr. Mais tant que nos organisations, nos plateformes et nos règles du jeu entretiennent une incertitude haut débit et une comparaison sans fin, nous continuerons à réparer les individus au lieu de corriger les systèmes.

Le courage politique consisterait à organiser des expériences à grande échelle :

  • Semaines sans notifications par défaut dans la fonction publique et les grands groupes.
  • Clauses de soutenabilité dans les conventions collectives.
  • Bonus réglementaires pour les plateformes qui réduisent les mécanismes de comparaison toxiques.
  • Remboursement préférentiel des thérapies brèves validées pour l’anxiété.
  • Publication d’indices de charge mentale au travail.

En attendant, à l’échelle personnelle, il est possible d’agir là où l’on a du levier :

  • Réaménager son environnement (notifications, horaires, rituels relationnels).
    Pratiquer l’exposition graduée aux situations évitées (plutôt que chercher l’éradication du symptôme).
    Nommer les doubles injonctions (et choisir quelle contrainte desserrer d’abord).
    Négocier des marges (temps, critères d’évaluation, formats).

Agir ainsi n’est pas céder à l’anxiété. C’est refuser de l’alimenter.

Important

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Questions fréquentes

L’anxiété est-elle uniquement dans la tête ou aussi sociale ?

Non, parce-qu’elle a des bases neurobiologiques (amygdale, hippocampe, cortex préfrontal, neurotransmetteurs) et des déclencheurs environnementaux (comparaison sociale, injonctions paradoxales, incertitude). C’est l’interaction des deux qui compte.

Pourquoi la société profite de notre anxiété ?

Parce qu’une anxiété de fond alimente des marchés (productivité, bien-être, contenus, psychotropes) et des modes d’organisation (management par objectifs, économie de l’attention). Tant que le problème reste défini comme individuel, l’écosystème tourne.

Comment les réseaux sociaux entretiennent l’anxiété ?

Par des mécanismes de comparaison (likes, classements), de rareté/urgence (stories), et de notifications qui fragmentent l’attention. Résultat : hypervigilance, auto-dévalorisation, ruminations.

Quelle différence entre stress et anxiété ?

Le stress est une réponse à une pression identifiée (examen, deadline). L’anxiété est plus diffuse, anticipatoire, parfois sans menace claire, et peut persister une fois l’événement passé.

Quels sont les signes qu’il faut consulter ?

Quand l’anxiété dure, désorganise la vie (sommeil, travail, relations), entraîne évitements et souffrance marquée. Urgence si idées suicidaires : composer immédiatement les numéros d’aide de ton pays.

Les médicaments sont-ils mauvais par principe ?

Non. Ils peuvent aider dans certaines situations si prescrits et suivis médicalement. Le problème n’est pas le médicament en soi, mais l’insuffisance d’alternatives et de suivi (thérapies adaptées, changements organisationnels).

Quelles approches non médicamenteuses ont des preuves ?

Les thérapies brèves (exposition graduée, thérapies contextuelles/systémiques, TCC), l’entraînement attentionnel, l’activité physique, l’hygiène de sommeil, et la réduction des déclencheurs (notifications, surcharge).

Comment réduire l’anxiété au travail sans se griller ?

Négocier des marges de manœuvre (priorités, délais), instaurer des plages sans notifications, clarifier les critères d’évaluation, et expérimenter (droit à l’essai) pour sortir du double lien performer sans stress.

L’anxiété des jeunes a-t-elle vraiment augmenté ?

Les données de santé publique montrent des signaux préoccupants chez les 15-24 ans (symptômes anxio-dépressifs, passages aux urgences). Ce n’est pas un effet de mode, mais un fait épidémiologique.

10) En quoi l’empowerment peut aggraver l’anxiété ?

Quand on réduit l’empowerment à répare toi tout seul, on déplace la responsabilité sur l’individu et on invisibilise le rôle de l’organisation, des plateformes et des conditions matérielles.

Pourquoi je m’isole alors que je veux aller mieux ?

Parce que l’évitement soulage à court terme mais entretient l’anxiété. Le levier est l’exposition graduée (petits pas, objectifs mesurables, consolidation).

L’approche systémique (Palo Alto) peut-elle aider ?

Oui, dans la mesure où elle recontextualise le problème (interactions, règles du jeu), repère les tentatives de solution qui maintiennent l’anxiété, et propose des actions ciblées pour desserrer les contraintes (famille, travail, outils).

Ressources externes

La culture du selfie : Quand l’image de soi devient une cage à miroir et d’angoisse

Le selfie pourrait avoir l’air d’une plaisanterie : un bras tendu, un sourire, un filtre, et voilà. Sauf qu’à force de se regarder pour être regardé, on a transformé l’estime de soi en marché boursier du like.

Résultat : l’angoisse monte (imperfection, manque de reconnaissance, quête d’approbation), les relations se négocient à coups d’algorithmes, et l’amour de soi comme de l’autre se mesure à la dopamine d’une notification.

Ce n’est pas une opinion puisque la littérature scientifique l’observe. L’exposition et la comparaison sociale sur les plateformes visuelles (Instagram en tête) sont associées à une insatisfaction corporelle, une baisse d’estime de soi et davantage d’anxiété.

Le selfie, c’est la galerie des glaces. Plus vous multipliez les miroirs (stories, filtres, retouches), plus vous perdez le visage. Vous croyez polir votre reflet mais vous ne faites que déménager votre angoisse sur l’écran suivant.

Selfie, retouche et angoisse d’apparence : quand se montrer rime avec se juger

Les études relient la prise de selfies et la retouche à la diminution de l’estime de soi et à l’anxiété d’apparence (social appearance anxiety). Pourquoi ? Parce que le selfie vous place dans le rôle de l’objet : vous devenez l’image que vous montrez (self-objectification).

Chaque photo appelle une métrique. Chaque métrique appelle un verdict. Les modèles théoriques et empiriques récents confirment ce mécanisme.

Plus l’auto-objectification et la comparaison ascendante (se comparer vers le haut) augmentent, plus l’insatisfaction augmente.

Instagram : amplifier le projecteur

Ajoutez l’usage intensif d’Instagram – plateforme visuelle par nature -, et l’effet s’amplifie :

  • Moindre appréciation de son corps,
  • Auto-comparaison systématique,
  • Baisse de l’estime de soi.

On ne regarde plus des photos. On récite à son cerveau un catéchisme : « pas assez mince, pas assez lisse, pas assez validé ».

Quand la quête d’approbation devient rituel anxieux

Le besoin de reconnaissance n’est pas nouveau. La gamification l’a industrialisé.

Les likes et commentaires fonctionnent comme renforçateurs intermittents : parfois beaucoup, souvent peu, exactement la cadence qui accroche le comportement et aggrave l’angoisse de l’attente.

Les méta-analyses et revues montrent un tableau convergent :

  • Plus d’exposition aux normes idéales,
  • Plus de comparaison,
  • Plus d’atteinte au bien-être (image corporelle, satisfaction de vie, santé mentale).

Autre conséquence : l’amour de soi devient dépendant d’une audience anonyme. L’amour de l’autre se négocie sur la scène publique (preuve par la photo, story confirmant le couple, soft surveillance du partenaire).

À la clé : jalousie algorithmique et contrôle (scroller, vérifier, commenter ou non).

C’est une économie attentionnelle qui déplace l’intimité vers le spectacle.

Selfie et assiette : le foodstagram comme vitrine identitaire

Question cash : qu’est-ce qu’on en a à foutre de ce qu’il y a dans ton assiette ? A priori : rien.

Et pourtant, des millions de photos de nourriture saturent nos flux. Pourquoi ? Les recherches identifient des motivations constantes :

  • Signalement identitaire et statut (endroits « recommandables », healthy vs. gourmand),
  • Appartenance tribale (végane, keto, terroir, coffee geeks),
  • Engagement social (obtenir réactions, appartenir à une communauté),
  • Continuité d’usage (plus on poste, plus on poste).

Le camera eat first installe un rituel : tant que la photo n’est pas prise (et validée), le repas n’existe pas. On mange pour la caméra, ou l’appareil photo.

La conséquence psychologique n’est pas neutre. On déplace le plaisir sensoriel vers le plaisir symbolique (l’image), et la valeur de l’instant vers la preuve sociale (le like).

À long terme, cela renforce :

  • La comparaison (« leur brunch est plus esthétique que le mien),
  • L’anxiété normative (manger propre, beau, et instagrammable),
  • La culpabilité (aliment coupable photographié correspond  jugement anticipé).

Les travaux sur la nourriture partagée en ligne confirment cette mécanique d’engagement et de renforcement du comportement de partage avec les mêmes leviers d’approbation que le selfie classique.

C’est le buffet des apparences.

Chacun se sert, non pour se nourrir, mais pour montrer son assiette. Le goût est accessoire. L’important, c’est d’être vu.e entrain de s’alimenter.

« Mais c’est fun ! » – Oui, et alors ?

L’argument « c’est juste pour rire » ne protège pas des effets cumulés.

Les journaux de bord numériques montrent que le type de contenu consommé (thin-ideal, fitness, lifestyle) déclenche des émotions spécifiques et peut fragiliser l’image de soi, surtout chez les jeunes.

Le problème n’est pas un post. Le problème, c’est la diète attentionnelle quotidienne.

Les institutions françaises (CNIL, EducNum) rappellent en outre que les plus jeunes se socialisent dans ces environnements de métriques et d’exposition publique, avec des enjeux de vie privée, de normes sociales précoces et de pression de conformité.

Autrement dit : on apprend très tôt que exister équivaut à publier, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’anxiété de reconnaissance.

Les conséquences psycho-sociales (au-delà de la simple « gêne »)

1) Anxiété d’apparence et insatisfaction corporelle

  • Corrélations robustes entre utilisation d’Instagram,
  • Exposition aux images idéales,
  • Baisse d’appréciation corporelle et hausse de l’anxiété.

Chez certaines populations, l’effet passe par la comparaison et l’auto-objectification.

2) Relation aux autres : théâtralisation et jalousie

Quand tout devient preuve publique, la relation se spectacularise. Qui commente quoi, à quelle heure, avec quel emoji. Moins d’échanges profonds, plus de comptabilité relationnelle.

3) Temps et attention : le coût invisible

Chaque post appelle vérification (combien de likes, qui a vu, faut-il reposter ?). La boucle « publier → attendre → vérifier » colonise des heures et entretient l’inquiétude (FOMO, peur de manquer la réaction).

4) Alimentation : contrôle esthétique plutôt que sensoriel

Le foodstagram correspond à des normes esthétiques appliquées à la nourriture :

  • Clean eating,
  • Plating parfait,
  • Cafés photogéniques.

On troque la satiété contre la réputation, la convivialité contre la performance.

« Et on fait quoi ? » – Un protocole iconoclaste (et praticable)

1) Désenvoûtement : vider l’aquarium à miroirs

Désactiver la prévisualisation permanente (retouche auto, filtres par défaut).

Limiter les photos de visage pendant 2 semaines. Basculer vers photos de perspective (paysage, lecture, traces d’action) qui désobjectifient le corps.

2) Rituel anti-comparaison (7 jours, renouvelable)

  • Règle 1 : 24 h sans se regarder en mode selfie (caméra frontale interdite).
  • Règle 2 : pas de scroll sur comptes corps/fit/esthétique.
  • Règle 3 : pour chaque envie de poster, écrire en notes pourquoi je veux le faire (statut, tribu, validation ?). On poste seulement si la raison ne relève pas de l’approbation.

3) Rééduquer le plaisir (surtout à table)

Camera eat last : on mange d’abord trois bouchées en silence. Si l’envie de photo persiste, on photographie une trace (miettes, serviette griffonnée) plutôt que l’assiette parfaite.

Dîner sans métrique : 2 repas/semaine sans téléphone à portée de main.

Cuisiner moche : une fois par semaine, assiette non instagrammable assumée. On note le souvenir gustatif, pas l’image.

4) Soin de la relation (amour de soi / amour de l’autre)

  • Validation hors ligne : dire à une personne précise ce qu’on aurait voulu lire en commentaire.
  • Règle du couple : les preuves d’amour ne passent pas par les stories. On définit ensemble un périmètre privé (ce qui ne sera jamais publié).

5) Hygiène d’algo

Se désabonner massivement des comptes qui provoquent comparaison et, partant, culpabilité.

Suivre 20 comptes « body neutrality / art / savoir-faire ». Remplir le flux de traces d’action plutôt que de corps évaluables. Certaines études suggèrent que le type de contenu consommé module les effets.

Alors, autant soigner la diète.

Objections fréquentes (réponses rapides)

« Mais les réseaux, c’est aussi positif ! »

Oui : soutien, créativité, communautés.

Le problème n’est pas l’outil, c’est la mécanique des plateformes centrées image + comparaison + métriques publiques. Les revues et méta-analyses montrent que l’exposition répétée aux idéaux visuels diminue l’appréciation de soi.

Ajustez le régime attentionnel, pas besoin d’ascétisme.

« Je poste mes repas pour inspirer ! »

Très bien. Mais demandez-vous : « quelle inspiration ?« . Si votre fil déclenche culpabilité et auto-contrôle chez vous (ou chez vos abonnés), l’inspiration a basculé en norme anxiogène.

Les recherches sur le foodstagram montrent un fort ancrage identitaire et statutaire. Ce n’est donc pas neutre.

« Les jeunes s’y feront, c’est leur monde »

C’est précisément le problème.

Les études de la CNIL soulignent que les adolescents intègrent très tôt l’exposition comme norme sociale, avec des enjeux de vie privée et de pression de conformité.

Laisser faire n’est pas neutre.

Narcissisme exacerbé : miroir ou puits sans fond ?

Le selfie n’est pas seulement un outil d’expression.

Il alimente ce que des cliniciens décrivent comme un narcissisme vulnérable : une dépendance accrue à l’approbation externe, sous couvert d’amour de soi .

Plus on multiplie les auto-portraits, plus on devient esclave du regard des autres.

Cela devient un puits sans fond. Le narcissisme digital, c’est comme verser de l’eau dans un puits sans fond. Chaque like apaise une seconde, mais ne comble jamais la fissure.

Conséquences directes :

  • Renforcement de l’angoisse (chaque publication devient un test d’amour propre).
  • Relations plus superficielles (on partage une image au lieu d’un vécu).
  • Auto-réduction : le « je » devient une marque à gérer, pas une personne à habiter.

Des travaux internationaux décrivent des corrélations entre usage intensif du selfie, traits narcissiques (grandioses et vulnérables) et faible régulation émotionnelle.

Le mécanisme est circulaire :

  • Plus je publie,
  • Plus je dépends.
  • Plus je dépends,
  • Plus je fragilise l’ego que je crois renforcer.

Équilibre générationnel : fractures et résistances

Il existe des différences d’usage selon les âges.

Les digital immigrants (nés avant l’ère réseaux) utilisent davantage l’image comme preuve sociale (paraître à la page).

Les digital natives, eux, subissent la pression mais inventent aussi des résistances :

  • Auto-dérision,
  • Filtres volontairement absurdes,
  • Finstas (comptes privés),
  • et codes de désamorçage du jugement.

Nuance essentielle : il n’y a pas qu’un narcissisme exacerbé.

Il existe aussi des pratiques subversives qui visent à déjouer la norme de l’exposition. Les travaux sur l’adolescence numérique décrivent ce double mouvement : vulnérabilité à la comparaison et capacité à inventer des contre-usages (voir CNIL/LINC, Mission Société Numérique).

Reprendre la main (et sa fourchette)

Selfies ou assiettes, la même logique domine : se prouver soi-même en se montrant aux autres.

À petite dose, c’est ludique. À grande dose, c’est une machine à angoisse. Le remède n’est pas moral, il est stratégique :

  • Débrancher la métrique,
  • Désamorcer la comparaison,
  • Réhabiter le corps par l’action,
  • Relocaliser l’intime,
  • et redécouvrir ce plaisir simple : être sans devoir paraître.

Important

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Questions fréquentes – FAQ’s

La culture du selfie peut-elle augmenter l’anxiété et l’insatisfaction corporelle ?

Oui. L’exposition à des images idéales et la comparaison sociale – fréquente sur les plateformes très visuelles – sont associées à plus d’anxiété d’apparence et à une baisse de l’estime de soi. Le cycle photo → likes → attente renforce l’attention au jugement d’autrui.

Pourquoi certaines personnes postent-elles tout le temps des selfies ?

Les motivations sont variées : besoin d’approbation, expression identitaire, appartenance à un groupe, recherche d’opportunités sociales ou professionnelles. Les métriques (likes, commentaires) agissent comme un renforcement intermittent, ce qui encourage la répétition du comportement.

Quelle est la différence entre estime de soi et narcissisme sur les réseaux sociaux ?

L’estime de soi saine repose sur une valeur personnelle interne. Le narcissisme exacerbe la dépendance au regard d’autrui : l’image devient centrale, l’approbation externe sert de régulateur émotionnel. Les selfies peuvent nourrir ce mécanisme quand la validation remplace l’auto-évaluation.

Le selfie alimentaire (foodstagram) a-t-il un impact sur la relation à la nourriture ?

Il peut déplacer le plaisir du sensoriel vers l’image : on cuisine et on présente pour la caméra. Cela renforce la comparaison, les normes esthétiques (assiette parfaite), et parfois la culpabilité. L’acte de manger devient performance sociale au détriment de la convivialité.

Comment réduire l’angoisse liée aux selfies et aux likes ?

Fixez des limites (fenêtres d’usage), supprimez les notifications, remplacez les selfies par des photos non centrées sur le corps, pratiquez une semaine sans comparaison (pas de comptes « apparence »), et redirigez l’attention vers des actions hors ligne (sport, création, rencontres).

Les adolescents sont-ils plus vulnérables à l’impact des selfies ?

Ils y sont exposés très tôt, avec une sensibilité accrue à la comparaison et à l’approbation sociale. Mais beaucoup développent aussi des stratégies de résistance (finstas, humour, codes anti-perfection) pour déjouer la pression de l’image.

Poster des selfies est-il un trouble ou une addiction ?

Ce n’est pas un diagnostic en soi. Le problème survient quand l’usage devient compulsif, que l’humeur dépend des réactions et que d’autres domaines (sommeil, travail, relations) se dégradent. Un accompagnement comportemental peut aider à reprendre le contrôle.

Pourquoi les selfies peuvent-ils dégrader la relation de couple ?

La publicisation de l’intimité déplace l’attention vers les preuves sociales (stories, tags), nourrit la jalousie et la surveillance mutuelle, et réduit les échanges profonds au profit de la mise en scène.

Comment gérer les selfies à table sans casser la convivialité ?

Adoptez la règle « camera eat last » (on mange d’abord), fixez deux repas par semaine sans téléphone, et préférez des photos de « traces » (gestes, ambiances) plutôt qu’une assiette « parfaite ». Le but est de recentrer sur le goût et la relation.

Que faire si l’autoportrait influence trop mon humeur au quotidien ?

Planifiez une pause d’une semaine sans selfies, désactivez temporairement les notifications, tenez un journal des envies de poster et de leurs raisons, et parlez-en à un professionnel si la détresse persiste (thérapies brèves/TCC efficaces sur la comparaison et les habitudes numériques).

Existe-t-il des façons saines d’utiliser les selfies ?

Oui : usage ponctuel, intentions claires (souvenir, partage avec proches), absence de retouche « correctrice » systématique, pas de comptage de likes, et pas d’évaluation de soi à partir des réactions. Le selfie ne doit pas devenir votre baromètre d’humeur.

Faut-il supprimer Instagram pour aller mieux ?

Pas nécessairement. Il s’agit plutôt d’ajuster le « régime attentionnel » : s’abonner à des contenus non centrés sur l’apparence, limiter les durées, couper les notifications, et privilégier la production d’actions réelles sur la mise en scène de soi.

Références

Image de soi, anxiété, comparaison sociale

  • Revranche M. (2022) – Lien entre usage des réseaux sociaux et image corporelle chez les adolescents. Revue systématique (Annales Médico-Psychologiques, Elsevier Masson). Revue en français sur l’usage des réseaux vs. image corporelle.
  • Le Monde – “Instagram peut avoir des effets néfastes sur les adolescents” (2021) – Synthèse en français des documents internes de Facebook sur l’impact d’Instagram (image et santé mentale des jeunes).
  • Santé publique France (2023) – Santé mentale des jeunes : Données récentes sur la santé mentale des 18-24 ans en France (perception, vulnérabilités).

Jeunes, exposition et protection / cadre FR

  • CNIL – Enfants & ados : réseaux sociaux, vie privée – Fiches pratiques, droits, recommandations, risques autour des images et de 
  • CNIL – Partage de photos d’enfants : risques et bonnes pratiques – Mise en garde et conseils concrets (sharenting, diffusion publique).
  • Vie-publique (2024) – Loi du 19 février 2024 visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants (cadre légal français, réseaux sociaux inclus).
  • Gouv. Jeunesse (majorité numérique à 15 ans) – Repères officiels sur la protection des mineurs en ligne.

Foodstagram / culture du selfie alimentaire

  • Le Monde (2017) – Instagram a-t-il changé notre manière de manger ? Article en français sur la dimension “vititrine” et les choix alimentaires photogéniques.
  • Digimind (2018, chiffres FR) – La food sur les réseaux en 30 chiffres (partage de photos de plats chez les 18-35, motivation sociale).
  • AddictAide (2023) – Impact des réseaux sociaux sur les préoccupations corporelles et TCA (vulgarisation FR avec focus filtres/idéaux).

Regards sociétaux / tendances FR

  • INJEP (2024) – Le rapport des jeunes aux informations (poids des réseaux comme source principale chez les 15-30 ans).
  • CNIL/LINC (ressources mineurs & recommandations) – Série de recommandations et analyses FR sur pratiques numériques des mineurs.

Autres références

La violence des mots dans le débat public : Quand le vacarme fabrique le silence

Quand le verbe cogne, la citoyenneté se replie

Nous avons fini par confondre débat et pugilat. La scène publique ressemble à un ring où l’on brandit des punchlines comme des uppercuts, croyant mobiliser alors qu’on terrorise l’ordinaire : celui qui voudrait poser une question, contredire poliment, nuancer.

Le résultat est clinique :

Des travaux internationaux sur l’incivilité politique montrent un fil rouge têtu. Plus les échanges deviennent brutaux, plus la confiance politique s’effondre, et plus la participation se délite ou se rabougrit aux formes les plus bruyantes et partisanes.

Notre espace public est un microphone larsen. On croit amplifier la démocratie alors qu’on assourdit la salle et les spectateurs lesquels se couvrent les oreilles puis sortent.

Ce que dit la recherche : l’incivilité démobilise (et abîme la confiance)

Incivilité → baisse de confiance et d’intérêt i

Une méta-analyse expérimentale récente établit que l’incivilité (interruptions hostiles, invectives, mépris) réduit la confiance politique de façon robuste. Ses effets sur la participation sont variables, mais la tendance n’est pas à la vitalisation du civisme.

Autrement dit, le clash n’éveille pas des citoyens plus vivants. Il les rend plus méfiants et moins attentifs.

Des études menées autour de la télévision politique confirment ce vidéomalaise. Formats agressifs égalent intérêt de surface (on regarde… comme un match), mémoire des polémiques, mais baisse de la confiance et du respect des points de vue opposés. Le spectacle attire l’œil mais il appauvrit la citoyenneté.

Plus direct encore : des expériences montrent que plus un élu s’exprime de façon incivile, moins les citoyens ont envie d’entendre ce qu’il dit, même quand ils sont d’accord sur le fond.

L’incivilité dégrade l’attention et éteint l’appétence délibérative.

Incivilité des élites, polarisation et soutien au système

Des travaux européens dissocient polarisation (désaccord programmatique) et incivilité (violence interactionnelle). C’est surtout l’incivilité des élites qui entame le soutien au régime, la satisfaction démocratique et même l’intention de se conformer aux politiques publiques.

En clair, à force d’insulter, on décrédibilise l’institution qu’on prétend servir.

Harcèlement politique en ligne : la parole se refroidit

Côté citoyens, les grandes enquêtes (Pew Research, 2024) constatent une hausse du harcèlement pour motifs politiques sur les plateformes. Les usagers décrivent un climat de négativité et de violence verbale qui dissuade d’intervenir. C’est le froid social : on observe, on scrolle, on se tait.

Et les effets sont genrés : l’étude UNESCO/ICFJ – The Chilling documente un effet de refroidissement massif de la violence en ligne à l’égard des femmes journalistes :

  • Atteintes à la santé mentale,
  • Jours d’arrêt,
  • Retrait des espaces publics.

Ce mécanisme se duplique chez les citoyennes :

  • Peur,
  • Auto-limitation,
  • Disparition des voix minoritaires.

La spirale du vacarme : comment la brutalité fabrique l’auto-censure

Le vieux mécanisme de la spirale du silence se numérise.

Quand l’hostilité domine, les individus perçoivent que leur opinion est minoritaire (ou risquée) et se taisent pour éviter l’ostracisme. Plus l’insulte circule, plus le coût social de la prise de parole grimpe, plus les positions nuancées disparaissent, et la minorité vocale semble majorité.

En affectionnant l’engagement conflictuel, les plates-formes accentuent ce biais. Le reward algorithmique du clash norme le ton général.

Une place publique où quelques mégaphones saturent l’air. Les conversations à voix basse meurent, non parce qu’elles n’existent pas mais parce qu’elles ne s’entendent plus.

Conséquences psychosociales : de l’anxiété d’expression à la fatigue civique

Anxiété de la parole & évitements

La violence symbolique (moqueries, attaques ad hominem, disqualifications morales) produit des réflexes d’évitement proches de ceux qu’on observe en thérapie :

  • Hyper-vigilance,
  • Anticipation
  • Catastrophisme,
  • Retrait.

On pré-évalue la sanction (« on va me tomber dessus »), on renonce. L’anxiété d’expression devient un comportement appris.

Défiance, cynisme, et retrait des institutions

Accumuler les séquences d’incivilité nourrit un cynisme défensif (« tous pourris »), corrode la confiance interpersonnelle et détériore le consentement aux règles communes.

Ce n’est pas une théorie, c’est ce que montrent les méta-analyses et études expérimentales déjà citées.

Minorisation des groupes vulnérables

Les données européennes font état d’une banalisation des discours de haine et d’un climat d’intimidation qui restreint l’espace civique (CNCDH, Conseil de l’Europe, UE).

L’effet est mécanique : les plus exposés (femmes, minorités, élus locaux en première ligne) se retirent ou se taisent davantage. Une démocratie y perd des yeux et des oreilles.

En France et en Europe : une vigilance (trop) tardive

Le Conseil de l’Europe a publié des recommandations détaillées pour combattre le discours de haine, insistant sur l’équilibre entre liberté d’expression, soutien aux victimes et contre-discours responsable des responsables publics.

En France, la CNCDH et le Sénat ont multiplié avis et rapports sur la protection de l’espace civique et la nécessité de politiques proportionnées et effectives. Ces textes ne sont pas des incantations : ce sont des outils.

Encore faut-il les appliquer.

Des contributions plus récentes du Défenseur des droits enregistrent chez les réclamants un climat de peur corrélé à la montée des propos haineux ce qui confirme, sur le terrain, le lien entre violence du verbe et rétraction de l’expression citoyenne.

Faut-il réguler plus ? Oui, mais surtout mieux (et agir autrement)

La loi ne suffit pas

Criminaliser à tour de bras crée des effets boomerang (martyrologies, contournements, déplacements de plateformes).

Les institutions européennes et plusieurs think tanks rappellent que la pénalisation n’est qu’un volet. Il faut de la prévention, du soutien, des contre-discours, de la transparence au sein des plateformes, et la formation des acteurs publics.

Trois leviers concrets (à impact comportemental)

Hygiène institutionnelle de la civilité

Les responsables publics et médias adoptent des chartes opérationnelles : interdiction des attaques ad hominem, droit de réponse réel, format de débat qui baisse le volume (temps de parole équilibrés, tours non interruptibles).

Ce n’est pas moral, c’est fonctionnel. La civilité améliore l’attention, donc la qualité délibérative. Les travaux sur l’incivilité montrent que le format compte autant que le fond.

Contre-discours et « design de la nuance »

Les institutions (collectivités, partis, ONG) déploient des équipes de contre-discours formées :

  • Désescalade,
  • Reformulation,
  • Focalisation sur le propos (pas la personne),
  • Preuves sourcées.

Le Conseil de l’Europe en fait un pilier de ses recommandations. C’est une compétence et un métier.

Protection active des exposés

Journalistes, chercheurs, élus locaux, ou associatifs, on met en place des protocoles anti-harcèlement (signalement prioritaire, accompagnement juridique/psychologique, modération coordonnée).

L’UNESCO/ICFJ a déjà produit une boîte à outils ad hoc. S’en priver est une faute professionnelle.

Ce que chacun peut faire (clinique du quotidien)

Refuser la mise en scène de l’humiliation

Ne likez pas les humiliations de votre camp. C’est une micromonnaie qui paie la prochaine humiliation contre vous. Les plateformes vivent de récompenses. Retirez-les au contenu incivil.

Pratiquer la désescalade

Répondre au fait, pas à la personne. Poser une question claire plutôt que d’attaquer l’intention. Se donner un délai avant de poster (10 minutes). La désescalade est un muscle, et elle a des protocoles.

Reconquérir l’attention lente

Lire des rapports plutôt que des threads, écouter entièrement une audition plutôt qu’un clip. La démocratie est friction et temps long. L’éditorial en 12 secondes ment par omission.

C’est iconoclaste : parce que le vacarme rapporte… à quelques-uns

Le clash monétise l’attention et solidifie les bases militantes. Il appauvrit tout le reste.

L’iconoclasme véritable n’est pas de dire tout haut en criant plus fort que l’autre. C’est de redéfinir les règles du jeu pour ré-ouvrir la parole :

  • Formats,
  • Chartes,
  • Appuis,
  • Protections,
  • Contre-discours.

C’est moins spectaculaire, et plus révolutionnaire.

Post-scriptum empirique : ce que montre la littérature récente

  • Meta-analyses/expérimentations : incivilité → baisse de confiance, intérêt déprimé, respect mutuel en berne.
  • Participation : effets inconstants, parfois démobilisateurs.

Parler plus bas pour s’entendre davantage

La brutalité du verbe n’est pas un défaut passager. C’est un dispositif qui réduit la participation de tous, exclut les vulnérables et affaiblit la démocratie.

La réponse ne consiste pas à éduquer les gens à encaisser plus fort, mais de reconfigurer les conditions de la parole publique :

  • Civilité outillée,
  • Formats intelligents,
  • Contre-discours,
  • Protection des exposés,
  • Responsabilité des institutions.

La démocratie ne meurt pas dans le silence. Elle meurt dans le bruit qui fait taire.

Enfin, n’oublions pas qu’on ne soigne pas une société en hurlant des slogans.

Important

Pour aller plus loin dans votre réflexion, Deeler.app vous accompagne avec des exercices personnalisés et un suivi de votre évolution.

Posez votre question et obtenez une réponse immédiate.

Pas d’idée précise ? Ouvrir Deeler

Ceci ne remplace pas un avis médical. En cas de nécessité, contactez les services d’urgence.

Questions fréquentes – FAQ’s

L’incivilité politique fait-elle vraiment baisser la participation et la confiance ?

Les expériences et méta-analyses montrent un lien robuste entre incivilité et baisse de la confiance politique. L’effet sur la participation varie selon le contexte (parfois neutre, parfois démobilisateur).

Les débats TV qui clashent augmentent-ils l’angoisse et empêchent d’écouter ?

Les formats en pleine figure augmentent l’excitation mais abaissent le respect, la confiance et l’attention au fond du propos. On retient la punchline, pas l’argument.

Les réseaux sociaux sont-ils le principal lieu de harcèlement politique ?

Oui, selon Pew : les réseaux sociaux sont le lieu le plus fréquent de harcèlement en ligne. Une part importante d’adultes dit y avoir été visée.

Qui subit le plus le “froid social” (anxiété de prise de parole) ?

Les publics visibles ou minorisés – notamment les femmes journalistes – rapportent un “chilling effect” :

  • Atteinte à la santé mentale,
  • Auto-censure,
  • Retraits. (UNESCO/ICFJ, The Chilling).

La violence verbale peut-elle aussi servir la démocratie ?

Parfois, oui. Des paroles rudes peuvent révéler des injustices ou rompre des consensus étouffants. Mais les instances européennes rappellent l’exigence d’équilibrer liberté d’expression, soutien aux victimes et lutte contre la haine.

Comment distinguer critique vigoureuse, incivilité et discours de haine ?

La critique vise des idées et reste dans la civilité. L’incivilité attaque la personne (mépris, insultes). Le discours de haine cible des caractéristiques protégées et menace droits et sécurité, cadre détaillé par le Conseil de l’Europe.

Quelles mesures concrètes pour réduire l’incivilité sans censurer ?

Trois leviers :

  • Formats de débat protecteurs (tours non interruptibles, bannir l’ad hominem),
  • Contre-discours outillé,
  • et soutien aux cibles.

Recommandations : Conseil de l’Europe, CNCDH, guides de bonnes pratiques.

8) Que faire si je suis pris pour cible (insultes, menaces) ?

Conservez des preuves, signalez via les outils de la plateforme, et, si besoin, déposez plainte. Des hubs (UNESCO/ICFJ) et des services européens (Report-Hate) proposent guides et accompagnement.

L’incivilité des responsables politiques a-t-elle un effet particulier ?

Oui, l’incivilité des élites est associée à une baisse de la satisfaction démocratique et même du soutien au système (compliance).

Existe-t-il des données récentes sur le harcèlement dans les débats politiques en ligne ?

Tout à fait, Pew documente la prévalence du harcèlement. Des travaux réalisés en 2025 démontrent la montée des insultes et de la haine politique envers journalistes en période électorale, avec dimension genrée.

Références

  • Van’t Riet, J. (2022). The Effects of Political Incivility on Political Trust and Political Participation: A Meta-Analysis. Résultat clé : incivilité → confiance en berne, et participation variable.
    Oxford Academic
  • Bøggild, T. et al. (AJPS). When politicians behave badly. Incivilité des élites → satisfaction démocratique et compliance en baisse.
    Wiley Online Library
  • Mutz, D. In-Your-Face Politics. Le spectacle accroît l’attention mais détruit le respect et la confiance.
    casbs.stanford.edu
  • Mutations médiatiques & trust : The New Videomalaise (UPenn Annenberg). Formats incivils → intérêt vs confiance.
    asc.upenn.edu
  • Pew Research (2024). Navigating politics on TikTok, X, Facebook, Instagram. Harcèlement politique en hausse – Perception négative.
  • UNESCO/ICFJ (2021–2022). The Chilling. Violences genrées en ligne → retrait et atteintes psychiques. Outils de réponse.
  • Conseil de l’Europe (2022-). Combating hate speech : mesures recommandées, contre-discours, soutien aux victimes.
  • CNCDH (2021). Avis sur la lutte contre la haine en ligne. Défenseur des droits (2025) : « climat de peur ».