Depuis vingt ans, la France comme l’Europe ont investi massivement dans la sécurité :
- Caméras de vidéosurveillance,
- Contrôles d’identité,
- Filtrage biométrique aux aéroports,
- Cybersurveillance bancaire,
- Reconnaissance faciale à l’entrée des stades.
Ces dispositifs ont permis d’éviter des attentats, de protéger des enfants, de retrouver des personnes disparues, de sécuriser des lieux sensibles. La surveillance a donc une utilité réelle.
Mais quand la logique de protection se transforme en culture de l’hypersurveillance, elle peut générer l’effet inverse :
un sentiment d’insécurité croissant.
En d’autres termes, la vigilance utile devient anxiogène lorsqu’elle franchit un seuil critique, transformant la société en espace sous tension permanente.
La différence entre surveillance légitime et hypersurveillance
La surveillance légitime
Prévention d’attentats
Les services de renseignement français et européens ont déjoué plusieurs projets grâce à l’exploitation de données numériques (DGSI, Europol).
Protection des enfants
La surveillance des réseaux sociaux a permis de détecter des cas de harcèlement ou de cyberpédophilie.
Sécurisation d’événements publics
Caméras et forces de l’ordre préviennent des débordements lors de grands rassemblements sportifs.
Ces usages sont généralement acceptés car ils répondent à des menaces précises et sont – généralement – proportionnés à l’objectif.
Par exemple, en France, ce n’est malheureusement pas toujours le cas, surtout en ce qui concerne des manifestations, lesquelles sont le plus souvent réprimées – parfois violemment – par un état qui entrave le droit de grève comme le droit de manifester.
Quand la surveillance bascule en hypersurveillance
L’hypersurveillance, au contraire, désigne l’extension systématique de contrôles dans la vie quotidienne :
- Caméras dans les espaces urbains sans menace particulière,
- Multiplication des contrôles d’identité routiniers,
- Surveillance numérique permanente (cookies, géolocalisation, suivi bancaire).
Elle n’est plus perçue comme protectrice mais comme un filet intrusif.
Les données françaises et européennes : un paradoxe inquiétant
Le sentiment d’insécurité en France
Selon le CEPREMAP (2018), près d’un tiers des Français déclaraient ressentir un sentiment d’insécurité régulier, alors même que les statistiques de criminalité restaient stables ou en baisse.
Ce décalage souligne un paradoxe : plus de moyens sécuritaires ne signifient pas automatiquement plus de sécurité ressentie.
Santé publique et anxiété
Le Baromètre de Santé publique France (2021) estime que 11 à 13 % des adultes souffrent de troubles anxieux.
Ces chiffres, comparables à ceux de l’Allemagne ou de l’Espagne, montrent que le sentiment d’insécurité touche surtout les plus fragiles :
- Chômeurs (près de 20 %),
- Familles monoparentales (17,5 %),
- Ménages en grande précarité (24,5 %).
Ici, l’insécurité administrative et institutionnelle alimente autant l’angoisse que la criminalité réelle.
La surveillance numérique et la perception d’intrusion
Une étude menée en France, Allemagne et Royaume-Uni (N=614) a montré que les utilisateurs exprimaient des émotions négatives fortes (anxiété, irritabilité, perte de confiance) face à la surveillance numérique et au tracking publicitaire (Stalla-Bourdillon et al., 2022, arXiv:2202.04682).
Autrement dit, la sécurité numérique peut être ressentie comme insécurisante.
La cage de verre
L’hypersécurité ressemble à une cage de verre.
Transparente, elle semble invisible. Elle rassure certains en fermant les portes aux menaces extérieures. Mais à mesure que les parois se renforcent, le citoyen ressent moins la protection que l’enfermement.
Cette cage ne se voit pas toujours, mais elle se ressent : dans le stress du contrôle permanent, la méfiance sociale, et la peur de commettre le moindre faux pas.
Conséquences psychosociales de l’hypersurveillance
Hypervigilance permanente
Les sciences sociales montrent que la surveillance constante induit une auto-régulation anxieuse. On se surveille soi-même.
Cette hypervigilance peut mener à la fatigue psychique, voire à une perte de spontanéité dans la vie quotidienne (Foucault, Surveiller et punir, 1975, repris dans Revue internationale des sciences sociales, 2007).
Le « monde hostile »
Le Mean World Syndrome, théorisé par George Gerbner, illustre que plus une société est exposée à des images de danger (ou à des dispositifs qui rappellent ce danger), plus elle développe une perception du monde comme fondamentalement menaçant.
Ce syndrome s’applique aux dispositifs de sécurité : voir un policier ou une caméra en permanence, c’est croire que le danger est partout, en plus de se sentir soi même menacé(e).
Défiance et repli social
Une enquête européenne (Eurobaromètre, 2019) souligne que la confiance des citoyens dans les institutions baisse quand ils perçoivent la surveillance comme abusive. Cette défiance engendre repli, désengagement civique et, parfois, comportements antisociaux.
Les digital natives face à l’hypersurveillance
Une génération connectée et traquée
Les jeunes générations – qu’on appelle souvent digital natives – ont grandi avec les écrans, les réseaux sociaux, la géolocalisation et les objets connectés.
Pour eux, la surveillance n’est pas une nouveauté, mais une condition de base :
- Dès l’école, leurs devoirs passent par des plateformes numériques qui tracent leurs résultats.
- Leurs loisirs sont calibrés par des algorithmes (Netflix, TikTok, Spotify).
- Leurs échanges intimes sont stockés sur des serveurs dont ils ne contrôlent ni l’accès ni l’usage.
Le paradoxe est frappant : ils maîtrisent les outils numériques, mais en sont aussi les premières victimes en matière de traçage et de collecte massive de données.
L’illusion de la liberté connectée
Les digital natives ont souvent le sentiment d’être libres en ligne : poster, liker, partager. Mais cette liberté est une liberté sous condition.
Chaque clic, chaque mot-clé, chaque recherche alimente un profilage commercial et parfois sécuritaire. En ce sens, l’hypersurveillance leur colle à la peau comme une seconde ombre numérique qu’ils ne peuvent jamais quitter.
Conséquences psychosociales spécifiques
Anxiété de l’image
Surveillés par leurs pairs autant que par les plateformes, les jeunes développent une auto-censure permanente, craignant le « bad buzz » ou le rejet social.
Normalisation du contrôle
Beaucoup considèrent « normal » de donner leurs données pour accéder à un service, signe que la surveillance s’est banalisée dans leur esprit.
Révolte latente
Paradoxalement, cette génération peut aussi devenir la plus critique.
Les mobilisations contre la réforme des retraites en France, contre les lois sur la surveillance biométrique en Europe, montrent que les jeunes perçoivent le danger d’un futur orwellien où leur intimité serait une monnaie d’échange.
Une génération sous tension permanente
L’hypersurveillance produit chez les digital natives une forme d’hypervigilance sociale et numérique.
Ils savent qu’ils sont observés par leurs parents, leurs professeurs, leurs employeurs futurs, leurs abonnés, les États et les marques.
Ce climat constant d’observation diffuse nourrit une anxiété sourde qui peut se transformer en désengagement, en cynisme ou en rébellion. Si ce n’était dramatique, c’est presque risible de cnstater que des états qui privilégient l’hypersécurité finissent par engendre des comportements qu’ils réprouvent comme, par exemple, la sociopathie.
D’ailleurs, ne dit-on pas souvent que les politiques sont des sociopathes ?
Comment rééquilibrer sécurité et liberté ?
Principe de proportionnalité
Le Conseil de l’Europe recommande que les mesures de sécurité soient proportionnées, nécessaires et réversibles. Cela signifie : surveiller là où le risque est avéré, pas dans la vie quotidienne des citoyens.
Transparence et contrôle citoyen
La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) insiste régulièrement sur l’importance de la transparence des dispositifs (caméras, collecte de données). La participation citoyenne et le contrôle démocratique des outils de sécurité sont des conditions de leur acceptabilité.
Vers une sécurité humanisée
Une sécurité efficace est aussi une sécurité psychologique : donner aux individus un sentiment d’autonomie, d’écoute et de pouvoir d’agir. C’est probablement la meilleure arme contre le climat anxiogène de l’hypersurveillance.
La sécurité est nécessaire, mais l’hypersécurité est un poison lent.
En croyant protéger les citoyens, on finit par les transformer en suspects permanents.
Pour les digital natives, cette réalité est encore plus brutale : ils vivent dans un monde où chaque geste, chaque mot, chaque regard est stocké, analysé, parfois retourné contre eux.
Le défi n’est pas seulement technique ou politique, il est existentiel : voulons-nous d’une société où la sécurité devient un carcan invisible ?
Si la sécurité est un filet, l’hypersécurité est une toile d’araignée : plus on bouge, plus on s’y empêtre.
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Références
Académiques
- Études publiées sur PubMed/PsycINFO sur surveillance et anxiété
- Rapports du Conseil de l’Europe sur proportionnalité
- Recherches comportementales sur l’hypervigilance
Institutionnelles
- Défenseur des droits (rapports sur surveillance)
- CADA (accès aux documents sur vidéosurveillance)
- Observatoire des libertés numériques
Internationales
- Electronic Frontier Foundation
- Privacy International
- Rapports OCDE sur la confiance institutionnelle