L’idéologie de la résilience : quand “tenir bon” devient une prison mentale

Lecture rapide | Sommaire

On nous le répète partout : « sois résilient·e ». Comme si l’être humain, en toutes circonstances, devait encaisser, rebondir, ne jamais flancher.

La promesse paraît noble, et l’effet réel est parfois toxique. Érigée en norme morale, la résilience se mue en idéologie : elle culpabilise l’angoisse, transforme la vulnérabilité en faute personnelle et fabrique de la dépression quand l’échec survient.

Cet article démonte ce mythe, montre ses mécanismes psychiques et sociaux, puis propose d’autres voies, plus humaines et plus efficaces.

La barre de traction invisible

Dans la salle de sport sociale, une barre est suspendue au plafond : « Sois résilient ». Chacun saute pour s’y agripper. Qui n’y arrive pas se dit faible.

Mais il y a un problème : la barre monte toujours plus haut.

D’où vient cette obsession de “tenir” ?

Un mot clinique devenu slogan

Le terme « résilience » vient de la physique des matériaux (capacité à reprendre forme après choc) et a été popularisé en psychologie du développement (travaux pionniers d’Emmy Werner à Kauai, puis de Michael Rutter).

Chez Boris Cyrulnik, elle désigne la possibilité de se reconstruire après un trauma dans certaines conditions (attachements, tuteur de résilience, contexte porteur).

A l’origine, rien n’en fait une obligation.

Le glissement néolibéral

Depuis quinze ans, des politiques publiques, des entreprises et des médias ont transformé la résilience en compétence individuelle censée absorber l’incertitude économique, l’atomisation sociale et les chocs collectifs (crises sanitaires, climatiques, guerres).

On psychologise ainsi des problèmes structurels. Au lieu d’agir sur les causes, on demande aux individus de tenir. L’idéologie de la résilience est née.

Le mécanisme psychique : quand l’injonction fabrique l’angoisse

Du “tu peux y arriver” au “si tu n’y arrives pas, c’est toi

Une injonction n’est pas un soutien. « Tu dois être résilient » pose un standard sans fournir les ressources.

Selon la logique du modèle effort – récompense (Siegrist), si l’effort exigé n’est ni reconnu ni compensé, on génère déséquilibre, cynisme et épuisement.

On glisse alors d’un encouragement à une morale de la performance. Alors, l’échec devient de la culpabilité.

L’hypercontrôle anxieux

L’injonction entretient un hypercontrôle (« je dois gérer mes émotions, mon sommeil, ma productivité… »). Or l’hypercontrôle alimente l’anxiété généralisée : plus on cherche à tout maîtriser, plus l’incertitude grandit.

Les neurosciences sont claires : la peur chronique surchauffe l’amygdale et bride le cortex préfrontal (prise de décision, créativité). La personne ne rebondit pas, elle se raidit.

La dépression de contre-coup

Quand, malgré tous les protocoles de résilience, survient un échec (licenciement, rupture, rechute), l’individu internalise la contre-performance : « j’avais les outils, j’ai échoué, je donc suis défectueux ».

Ce discours de honte nourrit la dépression :

  • Retrait social,
  • Perte d’estime,
  • Ruminations.

On n’a pas aidé. On a ajouté une couche morale à la douleur.

Le trampoline troué

On vous promet un trampoline (résilience). Vous sautez… et passez au travers. On vous explique ensuite que vous n’avez pas assez fléchi les genoux.

Les effets sociaux : un cache-misère qui coûte cher

Dans l’entreprise : le paratonnerre des politiques toxiques

La résilience est souvent mobilisée pour légitimer :

On fabrique des formations à la résilience plutôt que de réduire la demande ou d’augmenter l’autonomie (cf. modèle Demande–Contrôle de Karasek).

Résultat

  • Burn-out,
  • Arrêts longs,
  • Turnover et désengagement.

Ce n’est pas un défaut d’endurance, c’est un environnement pathogène.

À l’école : de la “grit” à la culpabilité des élèves

La valorisation de la grit (persévérance : Angela Duckworth) a suscité un intérêt mondial… et des critiques : sans justice scolaire (ressources, soutien, climat), demander « plus de grit » à des élèves déjà précarisés revient à naturaliser l’inégalité.

Plusieurs méta-analyses nuancent l’impact de la grit sur la réussite quand on contrôle les facteurs socioéconomiques.

Dans la santé mentale publique : l’autogestion sans moyens

De Londres à Paris, des programmes de “resilience training” ont été déployés pour les soignants et services publics.

Beaucoup témoignent d’un décalage :

  • Ateliers de pleine conscience ou de coping,
  • Plannings intenables,
  • Sous-effectifs et salaires figés.

On demande aux personnes de supporter ce qui devrait être réparé.

Effets macros : l’individualisation des risques

L’idéologie de la résilience déplace la focale des causes collectives (précarité, violences, discriminations, crise environnementale) vers les vertus individuelles.

À force d’empowerment rhétorique, on fabrique une responsabilité sans pouvoir.

Europe et monde : un problème très global

Royaume-Uni

Le HSE (Health and Safety Executive) identifie chaque année le stress, l’anxiété et la dépression liés au travail comme première cause d’absence prolongée.

Des hôpitaux ont expérimenté des “resilience hubs” pendant et après la pandémie. Des rapports internes ont relevé que l’impact restait limité quand les conditions de travail n’étaient pas modifiées.

France

Le burn-out est reconnu par l’OMS (CIM-11) comme phénomène lié au travail.

Juridiquement, l’employeur doit prévenir les risques psychosociaux (RPS). Pourtant, dans de nombreux secteurs, la réponse privilégiée demeure la formation individuelle à la « gestion du stress », laquelle est insuffisante si l’organisation reste inchangée.

Japon / Corée du Sud

Les termes karōshi (mort par surmenage) et gwarosa nomment l’extrême.

Les réformes récentes limitent les heures, mais la culture du présentéisme persiste. Là aussi, la responsabilisation individuelle (« savoir gérer son endurance ») a été critiquée.

États-Unis

Les baromètres Gallup montrent un désengagement record, attribué notamment à un mauvais management.

L’injonction à la « mental toughness » dans certains milieux (finance, tech, sports) entretient un silence autour de la détresse psychique jusqu’aux départs massifs ou aux crises publiques.

Les conséquences psychologiques concrètes

Anxiété de performance et perfectionnisme rigide

La norme « résiliente » nourrit un perfectionnisme non pas d’excellence, mais de peur : peur du jugement, de la chute du masque. On évite les tâches à risque d’échec, on diffère, on s’épuise en contrôles de détail cercle anxieux classique.

Dépression par intériorisation de l’échec

Quand la résilience est moralement survalorisée, l’échec devient identitaire (« je suis inadéquat ») et non plus situationnel (« ça n’a pas marché »).

Les critères CIM/DSM de l’épisode dépressif majeur (tristesse, anhédonie, auto-dévalorisation, ruminations, sommeil perturbé) s’installent après une série de chocs aggravés par l’isolement social.

Dissociation et fausse adaptation

Certaines personnes tiennent en dissociant. Elles se coupent de leurs signaux internes.

À court terme, cela permet d’assurer. À moyen terme : troubles somatiques (douleurs, migraines, colon irritable), accidents, ruptures soudaines.

Climat relationnel et violence ordinaire

Dans les équipes, l’injonction à la résilience peut pousser les plus souffrants à se cacher, à blâmer les autres, ou à dévaloriser ceux qui flanchent. C’est la spirale du silence : moins on dit, plus ça casse.

Ce que disent les études (sélection utile et critique)

  • WHO / OMS (CIM-11, 2019) : le burn-out est un phénomène occupational – pas un trouble individuel isolé.
  • Karasek (1979) & Johnson & Hall (1988) : fortes demandes + faible contrôle + faible soutien = job strain, troubles cardio, dépression.
  • Siegrist (1996) : déséquilibre effort – récompense → épuisement, cynisme, santé dégradée.
  • George A. Bonanno (résilience) : beaucoup de trajectoires résilientes spontanées existent, mais elles dépendent de ressources contextuelles ; la résilience n’est pas une vertu universelle mobilisable à volonté.
  • Méta-analyses sur la “grit” : effet modeste sur la performance quand on contrôle l’intelligence et le contexte ; critiques d’équidistribution (ne pas confondre persévérance et justice des moyens).
  • Eurofound (enquêtes européennes de conditions de travail) : la prévalence de la détresse psychique liée au travail reste élevée dans les secteurs à forte demande et faible autonomie ; les solutions organisationnelles sont les plus efficaces.

Sortir de l’idéologie : pistes concrètes et iconoclastes

1) Remplacer la norme par le droit

La santé mentale n’est pas une morale, c’est un droit.

Dans les organisations, traduisez « résilience » en obligations structurelles :

  • Charge de travail mesurable,
  • Autonomie décisionnelle,
  • Soutien managérial et reconnaissance.

C’est aligné sur Karasek/Siegrist et sur le droit du travail.

2) Changer de langage (et de réflexe)

Bannir

  • « Sois résilient »,
  • « il faut tenir »,
  • « ça forge le caractère ».

Adopter

  • « De quoi as-tu besoin pour traverser ça ? »,
  • « Qu’est-ce qu’on peut alléger ? »,
  • « Qui peut t’épauler / quelle marge on t’ouvre ? ».

Le langage crée des attentes et ces dernières créent des comportements.

3) Instituer la culture juste

Dans les équipes :

  • Droit à l’erreur sans humiliation,
  • Distinction claire entre erreur humaine,
  • Risque pris et faute (modèle Just Culture).

Les erreurs deviennent ressources d’apprentissage pas des stigmates.

4) Protocole “3 angles” pour situations difficiles

  • Structure : que peut-on modifier (priorités, délais, moyens) ?
  • Réseau : qui soutient (pair, mentor, pro santé) ?
  • Rythme : quel temps de récupération obligatoire (sommeil, pause, congé) ?

Sans ces trois angles, demander de tenir est vide de sens.

5) Rituels de réparation plutôt que d’endurance

Après un choc (échec projet, crise, deuil) :

  • Debrief psychologique (ce qui a fait mal),
  • Technique (ce qui a dysfonctionné),
  • Organisationnel (ce qu’on change).

Puis un geste symbolique (temps, rituel d’équipe) pour signifier la permission de flancher et de reprendre.

6) Éducation : favoriser la curiosité plutôt que l’armure

Remplacer les évaluations de « caractère » par des environnements qui protègent l’exploration :

  • Feedback spécifique,
  • Tutorat,
  • Ressources pour ceux qui partent de plus loin.

La persévérance surgit quand la voie est praticable, pas sous sommation.

7) Individuellement : autoriser la faillibilité

  • Nommer l’épreuve (perte, fatigue, injustice) plutôt que la psychologiser (« je devrais mieux gérer »).
  • Fractionner (prochaine bonne action de 15 minutes, pas « tenir un mois »).
  • S’appuyer sur des pairs, des proches, des professionnels. Quand elle existe, la résilience est relationnelle.
  • Élaguer les comparaisons sociales (réseaux). La résilience instagrammable est un produit marketing.

Objections courantes (et pourquoi elles tiennent mal)

« Sans résilience, on s’effondre »

Sans ressources et cadre, oui. Mais ce qui protège n’est pas une vertu en bandoulière. Ce sont des attachements, des marges de manœuvre, du sens et des repos réels.

« C’est une question d’état d’esprit »

L’état d’esprit aide… quand il y a un pont à traverser. Sans pont, demander d’avancer, c’est blâmer les gens qui se noient. La psychologie sérieuse lie mindset et conditions.

« Les meilleurs ont toujours tenu »

Illusion rétrospective. On ne voit que ceux qui ont tenu et disposaient d’aide invisible (réseau, argent, timing). On oublie les milliers d’autres biais du survivant.

Un horizon plus juste : faire place à la chute

Être humain, ce n’est pas « ne jamais tomber ». C’est savoir qu’on peut tomber, et organiser la vie pour ne pas tomber seul. Au sens fort, la résilience ne peut pas être un ordre. C’est un possible, situé, négocié avec le réel et les autres.

Revaloriser le fléchissement – l’aveu d’un seuil atteint – n’a rien de défaitiste.

C’est la condition d’un redressement, parfois différent de celui qu’on imaginait :

  • Changer de poste,
  • Changer de rythme,
  • Changer de ville,
  • Réclamer du soin,
  • Arrêter un projet.

La vraie force n’est pas une armure, c’est une architecture et ce sont des appuis, des marges, du jeu dans la structure.

Moins d’héroïsme, plus de structures

L’idéologie de la résilience promet un monde d’athlètes mentaux qui produit un monde de solitaires anxieux.

Chez Psychonoclast, nous proposons de renverser la table :

  • Moins d’injonctions,
  • Plus d’architectures humaines.

Donnez des appuis (autonomie, reconnaissance, repos, liens) et les personnes reprendront forme, parfois autrement, et souvent de meilleures façons.

La vraie révolution n’est pas de tenir coûte que coûte. C’est d’organiser la possibilité de flancher sans s’effondrer.

Parce que la force qui dure ne vient pas de la mâchoire serrée, mais de la qualité des soutènements.

Important

Pour aller plus loin dans votre réflexion, Deeler.app vous accompagne avec des exercices personnalisés et un suivi de votre évolution.

Posez votre question et obtenez une réponse immédiate.

Pas d’idée précise ? Ouvrir Deeler

Ceci ne remplace pas un avis médical. En cas de nécessité, contactez les services d’urgence.

Ressources

  • Emmy Werner & Ruth Smith – Kauai Longitudinal Study : trajectoires de développement et facteurs de protection (communauté, attachements).
  • Michael Rutter : travaux sur la résilience, nuance entre vulnérabilité et protection contextuelle.
  • Boris Cyrulnik : Un merveilleux malheur : résilience comme processus relationnel, non comme injonction.
  • George A. Bonanno : The End of Trauma : résilience fréquente mais dépendante du contexte et de la signification donnée à l’événement.
  • Angela Duckworth : Grit (et critiques/ méta-analyses nuançant l’effet dès qu’on intègre les facteurs sociaux).
  • Karasek / Theorell – Healthy Work : demande–contrôle ;
  • Siegrist — effort–récompense ;
  • WHO / OMS (CIM-11) : burn-out comme phénomène professionnel.
  • Eurofound & HSE (UK) : enquêtes sur le stress, l’anxiété, et la dépression liés au travail et l’efficacité des mesures organisationnelles.