L’anxiété est devenue la bande-son discrète de nos journées : elle grésille comme un néon au plafond au point qu’on finit par croire que c’est la lumière normale.
On nous parle de stress comme d’un problème individuel à régler avec des astuces de respiration et des to-do lists mieux rangées. Mais derrière ce vernis d’auto-assistance, une vérité dérangeante se dessine :
- La société tire profit d’une anxiété de fond qu’elle contribue à produire,
- à entretenir,
- et à monétiser.
Autrement dit, si l’anxiété persiste, c’est aussi parce qu’elle alimente des circuits économiques, médiatiques et politiques.
Le propos peut paraître iconoclaste. Il se veut surtout pragmatique. Pour comprendre, il faut suivre la piste de la valeur, ce que l’anxiété rapporte, directement ou indirectement, à des acteurs bien réels.
L’anxiété, moteur économique discret
L’OCDE estime que la mauvaise santé mentale coûte plus de 4 % du PIB entre soins, perte de productivité (absentéisme, présentéisme) et sorties de l’emploi.
Ce chiffre ne dit pas seulement une facture. Il révèle l’ampleur d’un écosystème où l’anxiété mobilise :
- Assureurs,
- Cabinets RH,
- Plateformes et logiciels de bien-être,
- Contenus payants,
- et formation managériale.
À l’échelle d’un pays, ces flux deviennent une ligne budgétaire tacite qui sous-tend des marchés entiers.
Dans le monde, l’anxiété n’est pas une niche. Elle est la pathologie mentale la plus fréquente. L’OMS évoque plusieurs centaines de millions de personnes concernées. Une humanité anxieuse, c’est un marché captif pour des solutions rapides, standardisées, scalables (répétables).
Les secteurs qui vivent de votre inquiétude
Il existe une industrie de la productivité :
- Méthodes,
- Formations,
- Applications de focus.
Plus vous craignez de n’être pas assez – pas à la hauteur – plus vous achetez des outils pour rattraper ou combler le manque.
Il en va de même en ce qui concerne le management par objectifs. L’angoisse du seuil (chiffre à atteindre, note à conserver, KPI à ne pas faire baisser) agit comme une perfusion motivationnelle.
Quant aux plateformes sociales, elles monétisent l’attention que l’anxiété fragmente :
- Boucles de notifications,
- Classements,
- Comparaisons,
- Stories éphémères.
En bref, un design qui transforme la vigilance en réflexe, puis le réflexe en dépendance.
En ce qui concerne le marché pharmacologique et para-pharmaceutiquedans, les périodes de tensions psychosociales, la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs augmente, surtout chez les jeunes, comme l’ont documenté des sources publiques et journalistiques en France.
Ce n’est ni un complot ni une fatalité : c’est un signal de système.
Comment l’anxiété est fabriquée socialement
L’anxiété n’est pas qu’un bug individuel. C’est une réponse à des contextes. Or nos contextes contemporains cumulent les ingrédients anxiogènes.
De l’injonction paradoxale à la performance sereine
Il faut exceller, mais sans pression. Être disponible, mais poser ses limites. Innover mais ne pas se tromper.
Ce double lien (double bind) crée une tension permanente. Quoi que vous fassiez, vous avez tort. L’anxiété devient alors un état d’alerte de fond, qui consume l’énergie et favorise des stratégies d’évitement (procrastination, micro-contrôle, rumination).
Le régime de comparaison permanente
Le miroir social n’est plus au salon. Il tient dans la main.
Les comparaisons incessantes, surtout à l’adolescence et chez les jeunes adultes, nourrissent une évaluation de soi instable, lequel est le carburant de l’anxiété.
Les données publiques françaises montrent une progression des symptômes anxio-dépressifs et des pensées suicidaires chez les plus jeunes ces dernières années. Ce ne sont pas des caprices générationnels mais des signaux épidémiologiques sérieux.
L’incertitude comme climat
Pandémies, crises écologiques, tensions géopolitiques, inflation.
Chacun de ces vecteurs rehausse le niveau de bruit intérieur. Les panoramas de l’OCDE et de la littérature récente décrivent une hausse de la détresse psychique depuis 2020, avec doublement des symptômes anxieux dans certains pays.
Neurobiologie et anxiété : quand le corps entre en scène
Il serait réducteur d’expliquer l’anxiété uniquement par des logiques sociales ou culturelles. Les bases biologiques y contribuent aussi, dans un dialogue constant avec l’environnement.
Le rôle des circuits cérébraux
Les recherches en neurosciences ont montré que certaines structures comme l’amygdale, l’hippocampe et le cortex préfrontal sont directement impliquées dans les réactions anxieuses.
L’amygdale, centre de détection du danger, peut s’activer de façon disproportionnée, tandis que le cortex préfrontal, chargé de la régulation, peine à freiner cette alarme.
Neurotransmetteurs et vulnérabilité
Des déséquilibres dans les systèmes de neurotransmission, notamment la sérotonine, le GABA et la noradrénaline influencent la sensibilité à l’anxiété.
Certaines personnes possèdent des prédispositions génétiques qui modulent la probabilité d’y être confronté, sans que cela détermine mécaniquement leur trajectoire.
Interaction avec l’environnement
L’essentiel est cette interaction constante. Un terrain biologique peut rendre plus vulnérable, mais c’est l’environnement – familial, social, professionnel, et numérique – qui déclenche, entretient ou apaise les réponses anxieuses.
Ainsi, l’anxiété est toujours un produit hybride :
- Biologique par ses racines,
- Contextuelle par ses fruits.
Des études européennes et internationales soulignent ce croisement. La génétique explique une part du risque, mais les conditions de vie (précarité, stress chronique, isolement social) façonnent l’expression clinique.
Autrement dit, l’anxiété n’est jamais qu’un bug cérébral ni seulement un produit de la société. C’est l’entrelacement des deux qui la rend si persistante.
Ce que disent (vraiment) les chiffres… qu’on lit de travers
prévalence n’est pas une mode
Les chiffres internationaux les plus robustes parlent de centaines de millions de personnes avec un trouble anxieux chaque année, entre 4 et 5 % de la population mondiale à un instant donné.
Ce n’est pas un buzz mais une constante lourde.
En France, un socle élevé et des pics chez les jeunes
Les données récentes du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (Santé publique France) estiment à environ 12,5 % la part d’adultes présentant un état anxieux (mesuré sur l’échelle HAD-A), avec des écarts marqués selon l’âge et le sexe.
Chez les 17-24 ans, plusieurs dispositifs de surveillance ont signalé une amplification des symptômes anxio-dépressifs depuis 2017-2022. Aux urgences, les passages pour troubles anxieux et idées suicidaires sont plus marqués à la rentrée, en particulier chez les 18-24 ans.
Des coûts invisibles
Au-delà des soins, l’anxiété ronge la productivité via le présentéisme (être là mais inefficace), altère l’apprentissage, fragilise l’insertion professionnelle.
L’OCDE chiffre ces pertes dans l’ordre de grandeur de points de PIB. C’est colossal, mais peu médiatisé car dilué dans des lignes dites RH ou à risques.
Pourquoi la société préfère maintenir le flou
Le flou est rentable
Un problème mal défini se traite sans fin.
Tant que l’anxiété reste décrite comme une faiblesse individuelle à compenser par des produits et micro-solutions, le système tourne :
- Nouvelles formations,
- Nouvelles applications,
- Nouvelles pilules,
- Nouvelles routines.
Dès lors, clarifier les causes systémiques (organisation du travail, précarité, design attentionnel) menacerait des modèles d’affaires établis.
La responsabilité diluée
Qui est responsable :
- D’un agenda invivable,
- D’objectifs irréalistes,
- D’algorithmes qui amplifient la comparaison sociale,
- ou d’horaires morcelés par des notifications ?
Personne en particulier.
Cette dilution empêche la régulation et transforme un enjeu de santé publique en affaire privée.
L’idéologie de l’empowerment mal comprise
L’autonomie est précieuse… mais on l’a tordue en injonction à se réparer soi-même. Le message implicite devient : « si tu es anxieux, c’est que tu ne t’auto-optimises pas assez ».
Cette morale hygiéniste a l’avantage d’exonérer les environnements.
Les conséquences psychosociales qu’on ne veut pas voir
La cercle anxiété → évitement → isolement
L’anxiété pousse à éviter (situations sociales, décisions, confrontations), ce qui soulage sur le moment mais entretient le trouble, conduisant parfois à l’isolement.
À l’échelle collective, cela se traduit par des équipes qui n’osent plus contester, des institutions qui s’auto-censurent, des innovations bridées par la peur de l’erreur.
La normalisation de la pâleur émotionnelle
Quand l’anxiété devient l’humeur de fond, on renonce à des engagements (affectifs, politiques, professionnels) pour limiter les risques. Une société anxieuse sacralise l’aversion à la perte.
On protège le présent au détriment du futur.
La médicalisation défensive
Face aux files d’attente et à la pression de la demande, la réponse collective glisse vers la prescription rapide.
En France, des hausses notables d’ordonnances psychotropes ont été documentées chez les jeunes. Ce n’est pas une stigmatisation des traitements, souvent nécessaires, mais un signal sur l’insuffisance de l’offre de soins psychothérapeutiques et des réformes organisationnelles.
La pompe à vide
Imaginez une pompe à vide branchée sur un bocal.
Plus on pompe, plus l’air se retire, plus la pression extérieure écrase le bocal.
L’anxiété systémique fonctionne ainsi : on retire de l’air (marges de manœuvre, temps long, liens sociaux) et on augmente la pression (exigences, comparaison, aléas).
L’individu finit par craquer alors que l’installation entière est conçue pour aspirer.
Remettre de l’air (autonomie réelle, droit à l’essai, rythmes soutenables, régulation des designs attentionnels) est un correctif structurel, pas un truc individuel.
Le métronome et le tambour
Pour rester réguliers, on nous vend des métronomes (objectifs, routines, trackers). Mais le monde bat au tambour : imprévisible, irrégulier.
L’écart constant entre le clic du métronome et les coups du tambour crée l’anxiété. Soit on accuse le musicien (vous), soit on accorde l’orchestre (organisation, outils, attentes).
Tant que la société facture le métronome et ignore le tambour, l’angoisse reste une rente.
Ce que la société devrait dire et faire, si elle voulait vraiment baisser l’anxiété
Re-designer l’attention
- Limiter la densité de notifications par défaut dans les outils professionnels.
- Instaurer des plages d’indisponibilité respectées par la hiérarchie.
- Transparence algorithmique sur les mécanismes de classement et de comparaison sociale.
- Éducation à la littératie attentionnelle dès le collège.
Reconstruire des marges de manœuvre
- Index managérial de soutenabilité : pas seulement par objectifs mais dans le cadre de capacités réelles (temps, outils, compétences) et variabilité autorisée.
- Droit à l’essai institutionnalisé : expérimenter sans punition ou sanction immédiate. L’anxiété chute quand l’erreur cesse d’être une menace existentielle.
Rééquilibrer l’offre de soins
- Accès effectif aux psychothérapies ciblées sur l’anxiété (thérapies brèves, contextuelles, systémiques) avec remboursement lisible.
- Parcours jeunes : réduire les temps morts entre repérage, première consultation et accompagnement (les données françaises ont montré des signaux préoccupants dans ces classes d’âge.
Réparer la narration
- Cesser de parler d’anxiété comme d’un défaut moral ou d’une faiblesse personnelle.
- Nommer les causes systémiques : organisation, précarité, comparaison, incertitude.
- Responsabilités partagées : individus (compétences), organisations (design, soutenabilité), régulateurs (cadre), plateformes (choix de design).
Repères scientifiques (pour ne pas se raconter d’histoires)
Prévalence mondiale
L’anxiété est le trouble mental le plus fréquent. L’OMS estime plusieurs centaines de millions de personnes concernées chaque année. Lisons ces chiffres pour ce qu’ils sont : un indicateur de contexte, pas une mode.
Tendance longue
La littérature récente pointe une hausse soutenue des cas depuis 1990, avec des variations régionales et des pics dans les pays à hauts revenus, signe que l’abondance n’immunise pas contre l’angoisse.
France, états anxieux
Environ 12,5 % des 18–85 ans avec un état anxieux (HAD-A > 10), plus fréquent chez les femmes, avec un plateau plus bas après 65 ans.
Jeunes
Progression significative des symptômes anxio-dépressifs et des idées suicidaires depuis la fin des années 2010. Pics saisonniers observés en services d’urgences.
Impact macro
Coûts agrégés de santé mentale autour de 4 % du PIB dans les pays de l’OCDE, largement tirés par la baisse d’emploi et le présentéisme.
Et maintenant ?
Si l’anxiété est devenue rentable, elle ne baissera pas naturellement.
Les solutions individuelles (respiration, sport, hygiène de sommeil) restent utiles, bien sûr. Mais tant que nos organisations, nos plateformes et nos règles du jeu entretiennent une incertitude haut débit et une comparaison sans fin, nous continuerons à réparer les individus au lieu de corriger les systèmes.
Le courage politique consisterait à organiser des expériences à grande échelle :
- Semaines sans notifications par défaut dans la fonction publique et les grands groupes.
- Clauses de soutenabilité dans les conventions collectives.
- Bonus réglementaires pour les plateformes qui réduisent les mécanismes de comparaison toxiques.
- Remboursement préférentiel des thérapies brèves validées pour l’anxiété.
- Publication d’indices de charge mentale au travail.
En attendant, à l’échelle personnelle, il est possible d’agir là où l’on a du levier :
- Réaménager son environnement (notifications, horaires, rituels relationnels).
Pratiquer l’exposition graduée aux situations évitées (plutôt que chercher l’éradication du symptôme).
Nommer les doubles injonctions (et choisir quelle contrainte desserrer d’abord).
Négocier des marges (temps, critères d’évaluation, formats).
Agir ainsi n’est pas céder à l’anxiété. C’est refuser de l’alimenter.
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Questions fréquentes
L’anxiété est-elle uniquement dans la tête ou aussi sociale ?
Non, parce-qu’elle a des bases neurobiologiques (amygdale, hippocampe, cortex préfrontal, neurotransmetteurs) et des déclencheurs environnementaux (comparaison sociale, injonctions paradoxales, incertitude). C’est l’interaction des deux qui compte.
Pourquoi la société profite de notre anxiété ?
Parce qu’une anxiété de fond alimente des marchés (productivité, bien-être, contenus, psychotropes) et des modes d’organisation (management par objectifs, économie de l’attention). Tant que le problème reste défini comme individuel, l’écosystème tourne.
Comment les réseaux sociaux entretiennent l’anxiété ?
Par des mécanismes de comparaison (likes, classements), de rareté/urgence (stories), et de notifications qui fragmentent l’attention. Résultat : hypervigilance, auto-dévalorisation, ruminations.
Quelle différence entre stress et anxiété ?
Le stress est une réponse à une pression identifiée (examen, deadline). L’anxiété est plus diffuse, anticipatoire, parfois sans menace claire, et peut persister une fois l’événement passé.
Quels sont les signes qu’il faut consulter ?
Quand l’anxiété dure, désorganise la vie (sommeil, travail, relations), entraîne évitements et souffrance marquée. Urgence si idées suicidaires : composer immédiatement les numéros d’aide de ton pays.
Les médicaments sont-ils mauvais par principe ?
Non. Ils peuvent aider dans certaines situations si prescrits et suivis médicalement. Le problème n’est pas le médicament en soi, mais l’insuffisance d’alternatives et de suivi (thérapies adaptées, changements organisationnels).
Quelles approches non médicamenteuses ont des preuves ?
Les thérapies brèves (exposition graduée, thérapies contextuelles/systémiques, TCC), l’entraînement attentionnel, l’activité physique, l’hygiène de sommeil, et la réduction des déclencheurs (notifications, surcharge).
Comment réduire l’anxiété au travail sans se griller ?
Négocier des marges de manœuvre (priorités, délais), instaurer des plages sans notifications, clarifier les critères d’évaluation, et expérimenter (droit à l’essai) pour sortir du double lien performer sans stress.
L’anxiété des jeunes a-t-elle vraiment augmenté ?
Les données de santé publique montrent des signaux préoccupants chez les 15-24 ans (symptômes anxio-dépressifs, passages aux urgences). Ce n’est pas un effet de mode, mais un fait épidémiologique.
10) En quoi l’empowerment peut aggraver l’anxiété ?
Quand on réduit l’empowerment à répare toi tout seul, on déplace la responsabilité sur l’individu et on invisibilise le rôle de l’organisation, des plateformes et des conditions matérielles.
Pourquoi je m’isole alors que je veux aller mieux ?
Parce que l’évitement soulage à court terme mais entretient l’anxiété. Le levier est l’exposition graduée (petits pas, objectifs mesurables, consolidation).
L’approche systémique (Palo Alto) peut-elle aider ?
Oui, dans la mesure où elle recontextualise le problème (interactions, règles du jeu), repère les tentatives de solution qui maintiennent l’anxiété, et propose des actions ciblées pour desserrer les contraintes (famille, travail, outils).
Ressources externes
- Organisation mondiale de la Santé, fiches « Anxiety disorders » et « Mental disorders ». Données de prévalence mondiales et caractérisation des troubles anxieux.
- OCDE, A New Benchmark for Mental Health Systems (et synthèse « Mental health »). Estimations macroéconomiques des coûts (≈ 4 % du PIB).
- Santé publique France : communiqué 09/10/2023 (symptômes anxio-dépressifs chez les jeunes) ; Point mensuel Santé mentale 02/10/2023 (tendances aux urgences).
- Bulletin épidémiologique hebdomadaire (2025) : Prévalence des états anxieux (HAD-A) chez les 18–85 ans.
- Revue de littérature (2023) sur l’épidémiologie mondiale des troubles anxieux (augmentation depuis 1990).
- Évolutions des prescriptions de psychotropes chez les jeunes.