On parle d’agoraphobie comme d’un bug intime :
- Peur de la foule,
- Des transports,
- Des places.
On en fait une affaire de cerveau anxieux, de troubles à soigner à huis clos. Et si c’était, très souvent, une réponse rationnelle à un environnement objectivement hostile ?
Quand on médicalise la peur des femmes en ville, on dépolitise la violence qui s’y exerce. Dès lors, on traite des symptômes individuels tout en blanchissant l’architecture sociale qui fabrique l’insécurité et l’évitement.
La carte qui rétrécit
Imaginez un plan de métro où, chaque fois qu’une femme est sifflée, frottée, suivie, une station s’efface.
À force, la carte se ratatine. On évite telle ligne, tel parc, telle sortie tardive. La clinique baptise ça agoraphobie. Mais le mot camoufle parfois le mécanisme réel : des agressions répétées qui transforment l’espace public en peau de chagrin.
Agoraphobie : ce que dit la clinique et ce qu’elle oublie
Côté symptômes, l’agoraphobie est bien documentée :
- Attaques de panique,
- Évitement des espaces difficiles à quitter,
- Comportements de sécurité.
Les femmes sont deux fois plus touchées dans plusieurs enquêtes (≈ 0,9 % hommes vs 2 % femmes en prévalence vie entière dans certaines séries).
Les référentiels (HAS, NICE) insistent justement sur le piège de l’évitement et recommandent des approches exposées, graduées, pour réentraîner le cerveau à tolérer l’inconfort, avec ou sans médication selon les cas.
Tout cela est juste à une condition oubliée : l’exposition n’a de sens que si l’environnement est réellement sécurisant.
Or, une part du danger n’est pas imaginaire. Il est social.
La ville n’est pas neutre : que montrent les chiffres
Au niveau européen, un tiers des femmes déclarent des violences physiques et/ou sexuelles au cours de la vie. Une sur deux rapporte des faits de harcèlement sexuel.
Établis dès 2014, ces ordres de grandeur ont été confirmés et actualisés en 2024. Le tableau n’a donc pas fondamentalement changé.
En France, les données publiques et para-publiques pointent la même ligne de fracture :
- Dans les transports, 95 % des victimes de violences sexuelles sont des femmes (INSEE/SSMSI, données issues des enquêtes Cadre de vie et sécurité).
Le Haut Conseil à l’Égalité (HCE) documente depuis 2015 un continuum allant des micro-agressions aux délits, et souligne l’ampleur du phénomène dans les transports.
Son avis a servi de base au plan national contre le harcèlement dans les transports.
En 2023, la communication gouvernementale rappelle que 87 % des femmes déclarent avoir déjà subi du harcèlement ou des violences sexistes/sexuelles dans les transports.
Les pouvoirs publics créent des comités dédiés. À l’échelle mondiale, l’OMS rappelle l’ampleur structurelle.
Près d’1 femme sur 3 subit des violences physiques et/ou sexuelles au cours de sa vie. Ce n’est pas un bruit de fond. C’est l’arrière-plan systémique qui reconfigure la perception du risque.
Le paradoxe de la peur ou la lucidité des femmes
La littérature urbaine parle parfois du paradoxe de la peur : une peur plus élevée dans l’espace public alors que beaucoup d’agressions se jouent dans la sphère privée.
Critiqué par les féministes, ce paradoxe s’éclaire dès qu’on observe l’usage réel de la ville : harcèlement, intrusions, poursuites, attouchements dans les flux et interstices de la mobilité (quais, correspondances, bus bondés), qui conditionnent les trajectoires quotidiennes.
Ce qu’il faut comprendre c’est que la peur n’est pas irrationnelle, elle est expérientielle et apprise.
Comment la médicalisation efface la violence
Pour de nombreuses femmes, nommer agoraphobie ce qui relève d’une exposition chronique aux violences et aux menaces déplace la focale :
- Du collectif vers l’individuel : on conseille des techniques d’auto-apaisement plutôt que des mesures d’aménagement et de police.
- Du structurel vers le psychique : on pathologise des conduites adaptatives (éviter une ligne la nuit) en oublie qu’elles répondent à un risque différentiel.
- Du droit vers le coping : on encombre la consultation, on vide la plainte.
Pendant ce temps, certaines villes bricolent des solutions cosmétiques (campagnes d’affichage, applis de trajet sûr) au lieu d’attaquer le design, la surveillance effective, le last-mile et la réponse pénale.
Psychosocial : le coût caché de l’évitement
Quand la carte urbaine se rétrécit, les coûts explosent :
- Économiques : refus d’un poste (horaires tardifs, trajets longs), taxi systématique, renoncement aux loisirs.
- Éducatifs : moins d’accès aux événements du soir (conférences, réseaux), moindre capital social.
- Sanitaires : isolement, dépression, renforcement des troubles anxieux par apprentissages d’évitement.
- Civiques : la moitié de la ville devient un privilège conditionnel, pas un droit.
Des travaux sur la mobilité genrée montrent que les femmes réagencent leurs horaires, évitent des correspondances, et raccourcissent leurs trajets nocturnes, y compris dans des pays très égalitaires.
La norme patriarcale, intérieure au tissu urbain, persiste.
Droit et politiques publiques : quand ça bouge (et quand ça cale)
En France, la loi du 3 août 2018 crée l’outrage sexiste (harcèlement de rue) et renforce l’arsenal contre les violences sexuelles.
Des plans dédiés visent les transports. C’est une avancée, mais l’effectivité dépend de la plainte, des moyens, de la formation des agents et des preuves.
Au niveau international, UN Women – Safe Cities outille les municipalités pour concevoir l’espace avec et pour les femmes :
- Audits de sécurité participatifs,
- Éclairage ciblé,
- Aménités,
- Procédures d’alerte,
- Collecte de données géolocalisées.
Ici, la ville cesse de psychiatriser la peur et répare ses joints.
La ville-parapluie troué
La psychologie peut apprendre à tenir un parapluie (respiration, réévaluation, exposition graduée).
Mais si le tissu est troué (gares sans personnel, couloirs aveugles, trains bondés sans vidéoprotection utile, impunité des attouchements), on finit trempé.
La bonne question n’est pas : « Pourquoi la passante n’aime pas la pluie ? », mais « Qui a percé le parapluie et qui le répare ? »
Agoraphobie vs. vigilance justifiée : tri clinique indispensable
Côté clinicien·nes, il y a trois points pratiques :
Historique circonstancié
Distinguer un trouble anxieux primaire d’un évitement conditionné par des événements répétés (harcèlement, attouchements, filatures).
Modèle mixte
TCC et exposition oui, mais avec un plan de sécurité (horaires, accompagnement, itinéraires), lien police/terrain, et travail de trauma si nécessaire.
Éducation
Expliquer les comportements de sécurité (vigilance, coin de wagon, place de retrait).
Ne pas les diaboliser, les désensibiliser progressivement si et seulement si l’environnement est fiabilisé (présence agents, boutons d’alerte, arrêt à la demande la nuit, etc.).
Les guides (NICE/HAS) sont clairs. L’exposition fonctionne lorsqu’elle contredit une anticipation erronée, pas quand elle confirme un danger.
Quand consulter malgré tout
Si votre peur des espaces publics ou des transports devient envahissante, consulter peut vous aider. Les approches validées (approche systémique brève, TCC, exposition graduée, ACT, travail du trauma) sont efficaces lorsqu’elles sont adaptées à votre situation.
Quand consulter en urgence
- Vous avez des idées suicidaires,
- Il y a un risque immédiat,
- Présence de symptômes physiques sévères (douleur thoracique, malaise prolongé, confusion, signes neurologiques),
- Flashbacks ou dissociations après un traumatisme récent.
En France
Composez l’un des numéros suivants :
- 3114 (24/7, gratuit),
- 112 (urgences),
- 15 (SAMU).
Prenez rendez-vous rapidement (sous 1–2 semaines) dans les cas suivants
- Évitement qui restreint le travail, les études ou la vie sociale depuis au moins un mois.
- Attaques de panique récurrentes et imprévisibles, avec anxiété d’anticipation.
- Usage d’alcool ou de médicaments pour sortir/prendre les transports.
- Dépression, troubles du sommeil, irritabilité marquée.
- Difficultés à effectuer des trajets même en conditions sécurisées (accompagnée, en journée).
Qui consulter
- Médecin généraliste : premier bilan, exclusion de causes somatiques, orientation.
- Thérapeute Palo Alto, psychologue TCC ou psychiatre : évaluation (agoraphobie, trouble panique, stress post-traumatique, phobie sociale) et plan de soins.
- CMP ou structures locales si l’accès privé est difficile.
À quoi vous attendre
- Plan combinant exposition graduée (avec mesures de sécurité réalistes), réévaluation cognitive, travail du trauma si nécessaire, et éventuellement un ISRS selon avis médical.
- Objectifs fonctionnels (reprendre un trajet, un horaire, un lieu) et un suivi mesuré dans le temps.
En attendant le rendez-vous
- Privilégiez des expositions très brèves et prévisibles (en journée, accompagnée),
- Stabilisez sommeil et repas, limitez la caféine,
- et n’interrompez jamais un traitement (anxiolytiques, antidépresseurs, neuroleptiques) sans avis médical.
Ce que les chiffres changent dans la tête
91 % des victimes de violences sexuelles dans les transports sont des femmes (données françaises récentes) inverse la charge de la preuve.
Le problème n’est pas dans leur tête, il est dans le système (contrôle, tolérance sociale, justice). On comprend mieux pourquoi l’agoraphobie devient, chez beaucoup, une stratégie d’autoprotection.
Pourquoi l’angle agoraphobie arrange tant de monde
- Les plateformes vendent des applis rassurantes.
- Les entreprises cochent la case bien-être en finançant des ateliers de respiration.
- Les politiques communiquent sur l’incivilité plutôt que sur la violence.
- La ville se contente d’éclairer quelques trottoirs sans mailler les trajets de nuit ni doter les agents.
- Tout le monde agit sur l’individu mais peu d’acteurs modifient l’écosystème.
Effets de cliquet : quand l’évitement devient norme de genre
Une fois l’évitement installé, il devient auto-renforçant (chaîne anticipation → évitement → soulagement immédiat → maintien du schéma).
La thérapie comportementale appelle ça un conditionnement négatif. Mais la ville, elle, apprend des conduites des femmes :
- Moins de présence féminine après 21 h,
- Moins de témoins féminins,
- Éventuellement, plus d’impunité pour les agresseurs.
La norme de genre s’épaissit, et l’espace public se masculinise au crépuscule.
Ré-architecturer la ville : 10 mesures concrètes (et évaluables)
- Présence humaine : agents visibles et joignables (quais/stations clés), pas seulement des caméras.
- Boutons d’alerte et interphones fonctionnels avec retour (signalement → action visible).
- Arrêt à la demande la nuit (bus) systématisé et évalué.
- Éclairage par parcours (liaisons gare-domicile), pas seulement par points.
- Sanctions effectives de l’outrage sexiste (contraventions aggravées dans les transports), levée des freins procéduraux.
- Bystander training : former usagers et personnels à intervenir sans danger.
- Design anti-angles morts (miroirs, lignes de fuite, marquages au sol pour staff).
- Live-ops : cartographier en temps réel les points chauds via signalements publics et décisions de déploiement (modèle Safe Cities).
- Parcours jeunes : éducation au droit à la ville (non-consentement, témoins, procédure).
- Évaluation indépendante (victimation et sentiment de sécurité, pas seulement l’incivilité).
Ce que l’industrie du bien-être ne peut pas faire à votre place
Aucune application web, aucune respiration n’empêche un frottage dans une rame bondée.
Les programmes bien-être n’ont pas montré d’impact massif et réplicable sur la santé dure en entreprise. De la même façon, leur équivalent urbain (affichage + appli) échoue s’il ne s’attaque pas à la source.
La prévention primaire – organisation, présence, sanction – reste le levier.
L’agoraphobie est parfois un diagnostic-paravent
Quand tout pousse les femmes à rétrécir leur territoire urbain, la solution clinique qui se limite à désensibiliser sans sécuriser revient à leur demander d’élargir seules la carte.
L’iconoclasme consiste à renverser la charge : la ville a un trouble d’attachement à ses habitantes.
C’est à elle d’aller en thérapie (design, police, justice), pendant que la clinique s’occupe d’aider chacune à récupérer ses marges en tandem avec la réparation collective.
Mode d’emploi pour praticiens, décideurs et usagères
Praticiens
- Évaluez la part de menace réelle.
- Associez exposition et sécurisation.
- Travaillez la flexibilité (ACT/TCC) sans minorer le vécu.
Décideurs
- Fixez des indicateurs publics (délits/contraventions par ligne, temps de réponse, audits de parcours) et publiez-les.
Usagères
Documentez, signalez, mutualisez les trajets sûrs, réclamez vos données locales (elles existent (Enquêtes : CVS, ONDRP/INHESJ hier, SSMSI aujourd’hui).
Redonner la ville aux femmes : clinique et politique
L’agoraphobie n’est pas une invention ; c’est un vécu, parfois invalidant, qui mérite traitement. Mais nommer ne suffit pas si l’on dé-nomme la violence qui l’a fabriquée.
Les chiffres (EU-FRA, OMS, INSEE/SSMSI) établissent l’évidence. L’insécurité urbaine est genrée. Continuer à gérer la peur au cas par cas sans reconstruire l’environnement, c’est demander à chaque femme de porter l’armure que la ville refuse de forger.
- Réparer les joints (loi, police, design),
- Réentraîner les circuits (thérapies validées),
- et élargir la carte (mobilité, culture, nuit)…
…Voilà le triptyque d’une société adulte.
Tant que nous psychiatriserons l’agoraphobie féminine sans politiser la violence urbaine, nous continuerons de soigner les ombres et à laisser les murs debout.